►Hommage au pèlerin russe

« Celui qui va vers la Source, ou en redescend, son visage ne rayonne-t-il pas déjà du mystère de cette Source »

Henri Le Saux, Une messe aux sources du Gange, Le Seuil, 1967, p.28

 

SOMMAIRE

Un homme qui marche

Un homme qui accomplit un rite

Un homme qui se met en route

 

« Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur, par état pèlerin sans abri, de la plus basse condition, toujours errant de lieu en lieu »  (Récit d’un pèlerin russe, Le Seuil, 1966).

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Aperçus sur la Tradition

Orient intérieur

Ésotérisme chrétien

 Éphèse

 

 

 

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           Tout homme est un pèlerin ou un nomade, et tout homme est « en route » puisqu’il chemine de la naissance à la mort. Cependant, le nomade n’a nul besoin de pèlerinage, ses migrations saisonnières lui tenant lieu d’un tel rituel, et, parmi les sédentaires, quelques uns seulement prennent un jour leur bâton de pèlerin, d’abord pour marcher, pour échapper à leur « divertissement », avant même d’accomplir le rite du pèlerinage. Seul un tout petit nombre, enfin, se met en route, pour ce « voyage vers le cœur » qui est le pèlerinage intérieur.

            Le pèlerin est un homme qui marche, ou plutôt c’est un homme qui a réappris à marcher, ayant renoncé à ses « drogues » habituelles, car, « les drogues, écrivait Bruce Chatwin, sont des véhicules pour des gens qui ont oublié comment ils marchaient » (Anatomie de l’errance, Grasset, 1996, p.151). On peut dire que le pèlerin est donc fondamentalement un homme qui éprouve soudain le besoin de marcher, parce que ses pensées sont à l’étroit, parce qu’il se sent « emmuré » dans la vie sédentaire qui est la sienne. S’il avait suivi sa fantaisie, on l’aurait appelé voyageur, mais il accomplit un rite, alors on le nomme pèlerin, car, non moins fondamentalement, le pèlerin est un homme qui accomplit un rite, et un rite collectif le plus souvent. C’est d’ailleurs pourquoi, après avoir atteint le terme de son pèlerinage, il pourra rentrer chez lui, comme la majorité de ses coreligionnaires, la conscience en paix.

  Mais, il y a aussi certain pèlerin que le terme de son pèlerinage ne peut satisfaire, parce qu’il y a découvert une autre réalité qu’il ne soupçonnait pas : c’est alors sur le « chemin mystérieux » que ses pas le porteront, ce « chemin qui mène vers l’intérieur » selon l’expression de Novalis. S’il rentre un jour chez lui, ce sera avec la nostalgie de ce paradis perdu qu’il a entrevu le temps de son pèlerinage. De ce pèlerin on peut dire qu’il est un homme qui s’est mis en route et qui marche désormais « vers le cœur ».

En fait, rares sont les hommes qui un jour « se mettent en route », et même certains ne le pourront de toute leur vie : « les philosophes sont impuissants à se mettre en route », rappelle, par exemple, Henry Corbin. Pourquoi ? Parce que le philosophe répugne à abandonner ses certitudes pour tenter l’aventure de la connaissance, en d’autres termes à quitter la raison pour le cœur. Mais il en est ainsi pour beaucoup qui ne seront jamais pèlerins ou qui, pèlerins, ne le seront que le temps de leur marche vers tel ou tel lieu saint, surtout s’ils sont plus voyageurs que pèlerins, plus marcheurs que pèlerins.  

Un homme qui marche

           Le Judaïsme nous enseigne qu’il faut sortir de son pays. C’est l’injonction faite à Abraham : « Sors de chez toi », (Lèkh-lèkhâ), c’est-à-dire d’Ur, en Chaldée, selon la Genèse : « Va-t’en de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père dans un pays que je te montrerai » (12, 1). Le Christianisme nous enseigne que ce n’est pas tout de sortir, il faut aussi suivre, selon le mot de Jésus à l’homme riche : « Suis-moi » (Lc 18, 22), et donc Le suivre, lui, Jésus, comme Pierre le comprendra : « Voilà que nous, en quittant tout ce qui appartenait, nous t’avons suivi » (Lc 18 28) – et comme Jésus lui-même le confirme : « Amen, je vous le dis, personne n’aura abandonné maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du règne de Dieu qui ne reçoive beaucoup plus dans ce temps-ci, et dans le siècle à venir, la vie éternelle » (Lc 18, 29). L’Islam, enfin, enseigne qu’il faut arriver, et se tenir devant le Seigneur qui est le terme du pèlerinage : « Seigneur, me voici », Labbayka-Llâhumma labbayk. C’est la talbiyah, la réponse du pèlerin à l’injonction divine du saint Coran : « Appelle les hommes au Pèlerinage : ils viendront à toi, à pied ou sur toute monture élancée » (XXII, 27).

          Sur le chemin lui-même, tout au long de leur marche, les pèlerins se saluent, en grande fraternité, et c’est ce que nous enseignent les foules qui se pressent aux sources du Gange : « Gangua mayi ki jai », Salut, Mère Gange ! « Tous sont frères en cette remontée. Tous communient en l’unique Source », dit Henri Le Saux (Swami Abhishiktananda).

          Si l’on tient donc le pèlerin pour un homme qui marche, on peut dire par conséquent que si les Juifs marchent, c‘est encore avec leurs familles et leurs biens, et vers un pays, une Terre promise. Les Chrétiens marchent également, mais en ayant tout abandonné, et en suivant leur Divin maître, en direction du Royaume de Dieu. Les Musulmans marchent vers la Maison Sainte qui est le Centre de la communauté, de la Ummah, et c’est en se dépouillant provisoirement de tout, en état de ihrâm qu’ils y parviennent. Les Hindous, enfin, marchent vers les hauteurs des Himalayas, pour retourner à la « source », pour rencontrer le Seigneur des Sources, et s’ils meurent en chemin, « n’est-ce pas l’atteinte immédiate de la Source » ? Ce faisant, les uns et les autres accomplissent un rite, le rite du pèlerinage.

 Un homme qui accomplit un rite

          Le pèlerin est donc un homme qui accomplit un rite, un rite obligatoire ou surérogatoire. L’Islam, par exemple, est la seule communauté monothéiste descendante d’Abraham pour qui le pèlerinage est un devoir d’obligation. Pour un chrétien, le pèlerinage en Terre Sainte est surérogatoire, et même, comme l’écrivait Louis Massignon, en 1948, « il est inouï combien les chrétiens croyants ont perdu, depuis les Croisades, le sens de la valeur eschatologique du Pèlerinage » (« Le Pèlerinage », Opera Minora, P.U.F., 1969, III, p.819). Encore s’agit-il ici de la Palestine dont Origène écrivait qu’elle est « l’ombre de la terre bonne et précieuse qui se trouve dans la partie pure du ciel et dans laquelle est la Jérusalem céleste » (Contra Celsius, VII, 29, cité par Pierre Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient, CERF, 1985, p.28, n.28).

          Quoi qu’il en soit, le pèlerinage est au cœur des religions un rituel qui anime les foules pieuses de la même manière que Dieu inspire au croyant, individuellement, le désir d’aller à Sa rencontre. Durant le moyen âge, le pèlerin chrétien réalisait le rite du pèlerinage de deux manières, soit en « marchant pour Dieu » (ambulare pro Deo), soit parce qu’il devait racheter ses fautes. Dans ce cas le pèlerin était d’abord un pénitent, et le pèlerinage lui-même un rite pénitentiel. Le pèlerin musulman, lui, accomplit un devoir, l’un des cinq arkân de l’Islam, en se rendant à la Mecque. Mais les visites pieuses (ziyârah) à des tombeaux de saints vénérés, sont aussi fréquentes en islam que les pèlerinages de dévotion mariale dans le christianisme.

          Il existe assurément une dimension collective du pèlerinage, et, de ce point de vue, il est bien certain que le pèlerinage reste, même de nos jours, « le seul moyen collectif de sanctification, d’ascèse et d’intercession à la portée des plus humbles ». Car le pèlerin se sanctifie en se rendant aux lieux saints de sa religion et le chemin qu’il parcourt est une manière d’ascèse – la marche d’abord, les aléas de la route, le froid, la chaleur, que ce soit à travers le désert ou en franchissant des montagnes. Et surtout, le pèlerin est un intercesseur pour tous ceux qui sont empêchés de se rendre aux lieux sacrés de sa dévotion. Les foules du Gange et celle de Lourdes ont ceci en commun qu’elles retournent à la « source », d’où viennent toutes les eaux, « celles qui se répandent par toute la terre pour la féconder, celles aussi où mystiquement vont s’abreuver les âmes ».

          Le pèlerin est donc un homme qui a répondu à l’une ou l’autre des deux injonctions divines : « Sors de chez toi » et « Suis-moi », ou qui se retrouve au terme de son pèlerinage devant Celui qui lui a parlé, Dieu, l’Unique : « Je n’associe personne à Toi ; me voici ! » (lâ sharîka laka, labbayk). Ensuite, il pourra continuer son pèlerinage terrestre, conformément aux dernières paroles du Bouddha à ses disciples qui furent : « Poursuivez le chemin » ! Mais ce sera vraisemblablement en franchissant les frontières de la géographique physique, comme le poète chinois Li Bo (cité par Bruce Chatwin) : «Comme les fleurs de pécher, elles [ses pensées] sont parties se promener vers d’autres climats, vers d’autres terres qui ne sont pas du monde des hommes » (Anatomie de l’errance, op. cit., p.152). On sait également qu’en sanscrit le mot pèlerin signifie « celui qui a atteint « l’autre rive ».

Un homme qui se met en route

Partout où l’homme accomplit le rite du pèlerinage, il est un pèlerin, que ce soit à Jérusalem ou à Hébron, à La Mecque, aux bois sacrés d’Isé, au Japon, à Arunâchala ou aux sources du Gange, à Kerbela, à Saint Jacques de Compostelle, à Rome ou à La Salette. Et pourtant, il est parfois plus que cela : quand au moment de retourner chez lui, il s’aperçoit que son « chez lui » n’est pas le pays qu’il a quitté, mais la Terre que son pèlerinage lui a fait entrevoir, désormais sa vraie patrie. Déjà le Christ lui-même l’avait laissé entendre : « L’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (Jn 4, 21) Où, alors ? Sinon dans le cœur de l’homme, du pèlerin qui en prend conscience au moment de rentrer « chez lui ». Il prendra refuge en son propre cœur, comme les Sept Dormants d’Éphèse dans la Caverne (al-kahf).

Ce pèlerin-là est donc un homme qui au terme de son pèlerinage terrestre se met en route pour un autre pèlerinage. Il a atteint « l’autre rive » et, d’une certaine manière, il quitte la géographie physique pour entrer dans la géographie spirituelle. Il est devenu un pèlerin de l’Absolu – comme Léon Bloy se désignait lui-même -, ce qui bien naturel pour un chrétien d’ailleurs, puisque le pèlerinage est « l’image de l’Incarnation, ce pèlerinage terrestre du Verbe ». « Et nous savons où Il est venu », ajoutait Louis Massignon. Cet homme est un pèlerin en marche vers sa patrie intérieure, comme le dit Angelius Silesius : « Je suis un mont en Dieu et dois me gravir moi-même, si Dieu doit me montrer sa face bien-aimée ».

 Cet homme qui s’est mis en route marche aussi, en pèlerin, sur « le Chemin sans chemin » dont parle Maître Eckhart, « là où les Fils de Dieu se perdent et, en même temps, se retrouvent ». Il est aussi bien ce « pèlerin mystique » en quête de l’Amour divin qui « retourne à Son seigneur ». Il est, enfin, ce pèlerin qui au terme de ce second pèlerinage tout intérieur lèvera le voile sur le mystère de son existence : « Ce Graal qui montre l’univers, voici : c’était moi-même » (Rûzbehân Baqlî Shîrazî) ou encore : « Un homme réussit à soulever le vole de la déesse Isis. Mais que vit-il ? Miracle des miracles – lui-même » (Novalis, Paralipomena aux « disciples à Saïs »).

Copyright ©2000, Jean Moncelon