Tout homme est
un pèlerin ou un nomade, et tout homme est « en route » puisqu’il
chemine de la naissance à la mort. Cependant, le nomade n’a nul besoin
de pèlerinage, ses migrations saisonnières lui tenant lieu d’un tel
rituel, et, parmi les sédentaires, quelques uns seulement prennent un
jour leur bâton de pèlerin, d’abord pour marcher, pour échapper à leur
« divertissement », avant même d’accomplir le rite du pèlerinage. Seul
un tout petit nombre, enfin, se
met en route, pour ce « voyage vers le cœur » qui est le pèlerinage
intérieur.
Le pèlerin est un homme qui marche, ou plutôt c’est un
homme qui a réappris à marcher, ayant renoncé à ses « drogues »
habituelles, car, « les drogues, écrivait Bruce
Chatwin, sont des véhicules pour des gens qui ont oublié comment
ils marchaient » (Anatomie de l’errance, Grasset, 1996, p.151).
On peut dire que le pèlerin est donc fondamentalement un homme qui éprouve
soudain le besoin de marcher, parce que ses pensées sont à l’étroit,
parce qu’il se sent « emmuré » dans la vie sédentaire
qui est la sienne. S’il avait suivi sa fantaisie, on l’aurait appelé
voyageur, mais il accomplit un rite, alors on le nomme pèlerin, car,
non moins fondamentalement, le pèlerin est un homme qui accomplit un
rite, et un rite collectif le plus souvent. C’est d’ailleurs
pourquoi, après avoir atteint le terme de son pèlerinage, il pourra
rentrer chez lui, comme la majorité de ses coreligionnaires, la
conscience en paix.
Mais, il y a aussi certain pèlerin que le terme de son pèlerinage
ne peut satisfaire, parce qu’il y a découvert une autre réalité
qu’il ne soupçonnait pas : c’est alors sur le « chemin
mystérieux » que ses pas le porteront, ce « chemin qui mène
vers l’intérieur » selon l’expression de Novalis. S’il
rentre un jour chez lui, ce sera avec la nostalgie de ce paradis perdu
qu’il a entrevu le temps de son pèlerinage. De ce pèlerin on peut
dire qu’il est un homme qui s’est mis en route et qui marche
désormais « vers le cœur ».
En
fait, rares sont les hommes qui un jour « se mettent en route »,
et même certains ne le pourront de toute leur vie : « les
philosophes sont impuissants à se mettre en route », rappelle,
par exemple, Henry Corbin. Pourquoi ? Parce que le philosophe répugne
à abandonner ses certitudes pour tenter l’aventure de la
connaissance, en d’autres termes à quitter la raison pour le cœur.
Mais il en est ainsi pour beaucoup qui ne seront jamais pèlerins ou
qui, pèlerins, ne le seront que le temps de leur marche vers tel ou tel
lieu saint, surtout s’ils sont plus voyageurs que pèlerins, plus
marcheurs que pèlerins.
Un
homme qui marche
Le Judaïsme nous
enseigne qu’il faut sortir de son pays. C’est l’injonction faite
à Abraham : « Sors de chez toi », (Lèkh-lèkhâ),
c’est-à-dire d’Ur, en Chaldée, selon la Genèse : « Va-t’en
de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père dans un pays que
je te montrerai » (12, 1). Le Christianisme nous enseigne
que ce n’est pas tout de sortir, il faut aussi suivre, selon le
mot de Jésus à l’homme riche : « Suis-moi » (Lc 18,
22), et donc Le suivre, lui, Jésus, comme Pierre le comprendra :
« Voilà que nous, en quittant tout ce qui appartenait, nous
t’avons suivi » (Lc 18 28) – et comme Jésus lui-même
le confirme : « Amen, je vous le dis, personne n’aura
abandonné maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du règne
de Dieu qui ne reçoive beaucoup plus dans ce temps-ci, et dans le siècle
à venir, la vie éternelle » (Lc 18, 29). L’Islam, enfin,
enseigne qu’il faut arriver, et se tenir devant le Seigneur qui
est le terme du pèlerinage : « Seigneur, me voici », Labbayka-Llâhumma
labbayk. C’est la talbiyah, la réponse du pèlerin à
l’injonction divine du saint Coran : « Appelle les hommes
au Pèlerinage : ils viendront à toi, à pied ou sur toute monture
élancée » (XXII, 27).
Sur
le chemin lui-même, tout au long de leur marche, les pèlerins se
saluent, en grande fraternité, et c’est ce que nous enseignent les
foules qui se pressent aux sources du Gange : « Gangua
mayi ki jai », Salut, Mère Gange ! « Tous sont frères
en cette remontée. Tous communient en l’unique Source », dit
Henri Le Saux (Swami Abhishiktananda).
Si
l’on tient donc le pèlerin pour un homme qui marche, on peut dire par
conséquent que si les Juifs marchent, c‘est encore avec leurs
familles et leurs biens, et vers un pays, une Terre promise. Les Chrétiens
marchent également, mais en ayant tout abandonné, et en suivant leur
Divin maître, en direction du Royaume de Dieu. Les Musulmans marchent
vers la Maison Sainte qui est le Centre de la communauté, de la Ummah,
et c’est en se dépouillant provisoirement de tout, en état de ihrâm
qu’ils y parviennent. Les Hindous, enfin, marchent vers les hauteurs
des Himalayas, pour retourner à la « source », pour
rencontrer le Seigneur des Sources, et s’ils meurent en chemin,
« n’est-ce pas l’atteinte immédiate de la Source » ?
Ce faisant, les uns et les autres accomplissent un rite, le rite du pèlerinage.
Un
homme qui accomplit un rite
Le pèlerin est donc un
homme qui accomplit un rite, un rite obligatoire ou surérogatoire.
L’Islam, par exemple, est la seule communauté monothéiste
descendante d’Abraham pour qui le pèlerinage est un devoir
d’obligation. Pour un chrétien, le pèlerinage en Terre Sainte est
surérogatoire, et même, comme l’écrivait Louis Massignon, en 1948,
« il est inouï combien les chrétiens croyants ont perdu, depuis
les Croisades, le sens de la valeur eschatologique du Pèlerinage »
(« Le Pèlerinage », Opera Minora,
P.U.F., 1969, III, p.819).
Encore s’agit-il ici de la Palestine dont Origène écrivait qu’elle
est « l’ombre de la terre bonne et précieuse qui se trouve dans
la partie pure du ciel et dans laquelle est la Jérusalem céleste »
(Contra Celsius, VII, 29, cité par Pierre Maraval, Lieux
saints et pèlerinages d’Orient, CERF, 1985, p.28, n.28).
Quoi qu’il en soit, le pèlerinage
est au cœur des religions un rituel qui anime les foules pieuses de la
même manière que Dieu inspire au croyant, individuellement, le désir
d’aller à Sa rencontre. Durant le moyen âge, le pèlerin chrétien réalisait
le rite du pèlerinage de deux manières, soit en « marchant pour
Dieu » (ambulare pro Deo), soit parce qu’il devait
racheter ses fautes. Dans ce cas le pèlerin était d’abord un pénitent,
et le pèlerinage lui-même un rite pénitentiel. Le pèlerin musulman,
lui, accomplit un devoir, l’un des cinq arkân de l’Islam, en
se rendant à la Mecque. Mais les visites pieuses (ziyârah) à
des tombeaux de saints vénérés, sont aussi fréquentes en islam que
les pèlerinages de dévotion mariale dans le christianisme.
Il
existe assurément une dimension collective du pèlerinage, et, de ce
point de vue, il est bien certain que le pèlerinage reste, même de nos
jours, « le seul moyen collectif de sanctification, d’ascèse et
d’intercession à la portée des plus humbles ». Car le pèlerin
se sanctifie en se rendant aux lieux saints de sa religion et le chemin
qu’il parcourt est une manière d’ascèse – la marche d’abord,
les aléas de la route, le froid, la chaleur, que ce soit à travers le
désert ou en franchissant des montagnes. Et surtout, le pèlerin est un
intercesseur pour tous ceux qui sont empêchés de se rendre aux lieux
sacrés de sa dévotion. Les foules du Gange et celle de Lourdes ont
ceci en commun qu’elles retournent à la « source », d’où
viennent toutes les eaux, « celles qui se répandent par toute la
terre pour la féconder, celles aussi où mystiquement vont s’abreuver
les âmes ».
Le pèlerin est donc un homme
qui a répondu à l’une ou l’autre des deux injonctions divines :
« Sors de chez toi » et « Suis-moi », ou qui se
retrouve au terme de son pèlerinage devant Celui qui lui a parlé,
Dieu, l’Unique : « Je n’associe personne à Toi ; me
voici ! » (lâ sharîka laka, labbayk). Ensuite, il
pourra continuer son pèlerinage terrestre, conformément aux dernières
paroles du Bouddha à ses disciples qui furent : « Poursuivez
le chemin » ! Mais ce sera vraisemblablement en franchissant
les frontières de la géographique physique, comme le poète chinois Li
Bo (cité par Bruce Chatwin) : «Comme les fleurs de pécher, elles
[ses pensées] sont parties se promener vers d’autres climats,
vers d’autres terres qui ne sont pas du monde des hommes » (Anatomie de l’errance, op. cit.,
p.152).
On sait également qu’en sanscrit le mot pèlerin signifie
« celui qui a atteint « l’autre rive ».
Un
homme qui se met en route
Partout
où l’homme accomplit le rite du pèlerinage, il est un pèlerin, que ce
soit à Jérusalem ou à Hébron, à La Mecque, aux bois sacrés d’Isé,
au Japon, à Arunâchala ou aux sources du Gange, à Kerbela, à Saint
Jacques de Compostelle, à Rome ou à La Salette. Et pourtant, il est
parfois plus que cela : quand au moment de retourner chez lui,
il s’aperçoit que son « chez lui » n’est pas le pays
qu’il a quitté, mais la Terre que son pèlerinage lui a fait entrevoir,
désormais sa vraie patrie. Déjà le Christ lui-même l’avait laissé
entendre : « L’heure vient où ce ne sera ni sur cette
montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (Jn 4,
21) Où, alors ? Sinon dans le cœur de l’homme, du pèlerin qui en
prend conscience au moment de rentrer « chez lui ». Il
prendra refuge en son propre cœur, comme les Sept Dormants d’Éphèse
dans la Caverne (al-kahf).
Ce
pèlerin-là est donc un homme qui au terme de son pèlerinage terrestre
se met en route pour un autre pèlerinage. Il a atteint « l’autre
rive » et, d’une certaine manière, il quitte la géographie
physique pour entrer dans la géographie spirituelle. Il est devenu un pèlerin
de l’Absolu – comme Léon Bloy se désignait lui-même -, ce qui bien
naturel pour un chrétien d’ailleurs, puisque le pèlerinage est
« l’image de l’Incarnation, ce pèlerinage terrestre du Verbe ».
« Et nous savons où Il est venu », ajoutait Louis Massignon.
Cet homme est un pèlerin en marche vers sa patrie intérieure, comme le
dit Angelius Silesius : « Je suis un mont en Dieu et dois me
gravir moi-même, si Dieu doit me montrer sa face bien-aimée ».
Cet
homme qui s’est mis en route marche aussi, en pèlerin, sur
« le Chemin sans chemin » dont parle Maître Eckhart, « là
où les Fils de Dieu se perdent et, en même temps, se retrouvent ».
Il est aussi bien ce « pèlerin mystique » en quête de l’Amour
divin qui « retourne à Son seigneur ». Il est, enfin, ce pèlerin
qui au terme de ce second pèlerinage tout intérieur lèvera le voile sur
le mystère de son existence : « Ce Graal qui montre
l’univers, voici : c’était moi-même » (Rûzbehân Baqlî
Shîrazî) ou encore : « Un homme réussit à soulever le vole
de la déesse Isis. Mais que vit-il ? Miracle des miracles – lui-même »
(Novalis, Paralipomena aux « disciples à Saïs »).
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