Gérard de Nerval doit
son destin tragique à sa vocation à l’amour : qui ne sut
pas s’accomplir, - et « l’amoureux initié du blanc
secret de l’amour », comme l’appelait Armel Guerne, dut
se résigner à la mort pour entrer finalement dans le
mystère de l’amour auquel il avait aspiré sa vie
entière, dont il avait reçu l’initiation, sans un
maître, hélas, qui l’eût guidé, en le devançant,
sur le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur »,
selon les mots du poète romantique allemand Novalis. Pas
de maître, en effet, pour Nerval, qui l’eût accompagné
dans sa marche vers l’Orient, pas même un ange
féminin, et personne pour lui montrer la voie où sa
vocation devait s’exalter. Personne pour lui découvrir
le sens de son initiation à l’amour, et rien pour lui
indiquer le pôle de sa destinée, rien ni personne,
sinon, toutefois, une étoile singulière, apparue dans la
nuit obscure de sa déréliction : « Où vas-tu ? me
dit-il. Vers l’Orient ! » Et pendant qu’il
m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une
Étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait
quelque influence sur ma destinée ».
Mais cette étoile était
l’Étoile du malheur.
Elle était le double de
l’autre étoile, cette Étoile d’Orient, dont Nerval
n’ignorait pas qu’elle lui désignait l’orient
métaphysique, ce Monde de l’Âme, cet entre-deux entre le
Ciel et la terre, au sein duquel surviennent les
visions, et dont Nerval, comme les initiés de toutes les
traditions ésotériques d’Orient et d’Occident, ont eu la
perception : « Une étoile a brillé tout à coup et m’a
révélé le secret du monde et des mondes », écrit-il dans
ses Mémorables.
C’est ainsi, cependant,
à l’aube du 26 janvier 1855, lorsque Nerval fut retrouvé
mort, à Paris, pendu à une grille de fer, et que l’Étoile
du malheur eut basculé derrière l’horizon, qu’une
autre étoile, l’étoile familière, se leva à
l’orient de son âme pour l’accueillir, dans le monde
tant désiré de la Nuit.
Or, cette étoile était
une femme : Sophie.
C’est elle, la « grande
amie » des
Mémorables
qui l’accompagne un instant avant de franchir le seuil
de la mort : « Je
reconnus les traits divins de *** », écrit le
poète, dans Aurélia, mais sur le manuscrit, il a
biffé le nom de Sophie. C’est d’ailleurs pourquoi il est
vain de vouloir identifier qui en est le modèle :
l'archiduchesse Sophie, Sophie Dawes, la baronne Adrien
de Fauchères ou une cousine.
Celle qui
l’accueille sur le seuil de la Nuit, à l’aube du 26
janvier 1955, c’est Sophia, la « Vierge de
beauté », selon le mot de Jacob Boehme, qui est « à la
ressemblance de la Sainte Trinité », comme la jeune
fille aimée – Adrienne, Jenny Colon – est à la
ressemblance de l’âme de Nerval.
Comme le
remarque excellemment Armel Guerne :
« Aucune femme aimée,
aussi douce que fût sa ressemblance, n’a consenti que
morte à se confondre absolument avec l’image de la
femme, sa seule image et la même toujours, royale et
sainte libératrice. L’amour ; le deuil. La sagesse deux
fois perdue derrière son pur miroir, et trois fois
retrouvée ».
Deux
jeunes femmes se sont partagé le cœur de Nerval : Adrienne et Jenny
Colon, tandis que deux étoiles brillaient dans le ciel
de sa destinée. Mais seule l’étoile familière,
l’étoile de l’éternelle Sagesse, Sophia, portait
les traits de la jeune fille à la ressemblance de son
âme : Adrienne. Quant à l’Étoile du Malheur, le poète
lui donnera le nom de Pandora, qui était « ni homme ni
femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni
chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble ».
Adrienne était une
jeune fille du Valois, à l'origine du premier émoi
amoureux du poète. Après qu'elle eut chanté, au cours
d'une ronde enfantine, il tressa pour elle en couronne
deux branches de laurier qu'il déposa sur sa tête : « Elle
ressemblait à la Béatrice de Dante, qui sourit au poète
errant sur la lisière des saintes demeures. »
Cependant, lorsque Nerval s'éprend de l'actrice Jenny
Colon, la ressemblance avec Adrienne, devenue
religieuse, lui paraît si étonnante qu'il en vient à
imaginer que la comédienne était la « réincarnation »
d'Adrienne. Ainsi écrit-il dans Sylvie : « Aimer
une religieuse sous la forme d'une actrice!... et
si c'était la même! - Il y a de quoi devenir fou! c'est
un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le
feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... ».
Or, c'était la même...
Tout le drame de Nerval
est d'en avoir douté. « Si c'était la même! », - cela
aurait signifier en effet que les deux visages
d'Adrienne et de Jenny Colon étaient la manifestation
d'un seul et unique visage : celui de Sophie (Sophia).
Jusqu’au bout,
d’ailleurs, il en douta. Ainsi rapporte-t-il dans
Aurélia : « J’ai fait un rêve bien doux : j’ai revu
celle que j’avais aimée, transfigurée et radieuse ».
Mais le manuscrit introduit cette variante singulière :
« J’ai revu celles que j’avais aimées, transfigurées et
radieuses » : Adrienne, Jenny Colon, et peut-être
Sylvie.
Soutenu par
l’enseignement d’un véritable maître spirituel, Nerval
eût compris que si un premier visage de beauté, celui
d’Adrienne, avait fait naître en lui l’émotion
amoureuse, c’était sa ressemblance avec le
second, celui de Jenny Colon, qui devait provoquer
l’illumination, lui permettant ainsi d’identifier le
visage dont l’un et l’autre étaient les théophanies : le
visage d’Adrienne-Sophie, Sophia.
Durant les derniers
mois de son existence, Nerval eut l’intuition, de plus
en plus pressante, que tout se résoudrait dans sa propre
mort, au moment même d’en franchir le seuil, quand l’Étoile
du malheur aurait cessé de briller sur sa destinée et
que lui apparaîtrait celle qu’il avait aimée durant son
adolescence, Adrienne, mais « transfigurée et
radieuse », Adrienne-Sophie. Un autre poète, dont
le lumineux destin inspira à Armel Guerne quelques unes
de ses plus belles pages : Novalis, et qui aura accompli
dans sa plénitude la même vocation à l’amour que Nerval,
avait écrit dans une note du commencement de l’été
1797 :
« L’union conclue
aussi pour la mort, ce sont des noces qui nous donnent
une compagne pour la Nuit. Dans la mort est l’amour le
plus doux ; la mort est pour qui aime une nuit
nuptiale : un secret de mystères très doux. »
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