La Dame de l'Islam occupe une place centrale dans la
méditation de l'orientaliste Louis Massignon (1883-1962),
"au terrain de contact spirituel entre le christianisme et l'islam". Les
articles qu'il lui a consacrés (voir bibliographie)
témoignent de l'amour d'admiration qu'il lui portait, - ce qui fera dire à Henry Corbin
que ces pages où il avait évoquée la grande figure de Fâtima pouvaient compter parmi
"les plus émouvantes peut-être de son uvre". Ce qui est exact. Peu avant
sa mort, il confiera d'ailleurs à Henry Corbin le soin de réunir un Corpus sur Fâtima,
ajoutant : "J'en bénirais Dieu, car, ce peut être un puissant moyen d'unification
entre Shî'isme et Sunnisme, Islam et Chrétienté" . En fait ce Corpus ne sera
jamais réalisé, mais il reviendra à un autre disciple de Louis Massignon, un Iranien, Ali Shariati (mort en 1977), de consacrer un célèbre ouvrage à
Fâtima, traduit en anglais sous le titre Fatima is Fatima : "The words you
are to read are from a lecture I gave at the Hoseiniyyeh Ershad. To begin
with, I had
wanted to comment upon the research of Professor Louis Massignon about the personality and
complicated life of Fatima..." Il dira ailleurs : "J'ai énormément profité
des recherches de ce grand homme concernant la vie et la personnalité de sainte Fâtima
et particulièrement celles concernant la fécondité de sa vie après sa mort, son
influence dans l'histoire de l'Islam comme promotrice de l'esprit de justice et de combat
contre l'oppression et la discrimination dans la société islamique, et comme symbole de
la voie et de l'idéal fondamental de la mission de l'islam..."
La fille préférée du
Prophète "Ce n'est pas sans des années d'expérience
de la misère des hommes que l'historien arrive à réaliser le secret de l'histoire ; qui
est un appel de compassion vers la Justice divine, désarmée, à travers des opprimés
qu'elle semble abandonner.
L'histoire musulmane, où la femme a été si
longtemps voilée et humiliée, puisque la femme est à la fois le signe de la tentation
et la visitation de la grâce, est commandée, dans son drame intérieur, par la
fidélité de femmes nobles et malheureuses qui, au-dessus de tous les serments des
mâles, ont gardé le vœu les liant à la parole du saint Livre.
Et la première, la plus voilée, c'est Fâtima,
la Fille préférée du prophète Muhammad."
La Maîtresse de la Tente d'hospitalité
"Admettons que ce ne soit qu'après sa mort que
'Alî entreverra un peu du mystère de l'âme de sa femme. Il est resté du moins, tant
qu'elle vécut, monogame d'ordre du Prophète. Et c'est une des khasâ'is
exceptionnelles de la vie de Fâtima. Son père lui constitue l'idéal conjugal qu'il
avait vécu avec sa mère ; Fâtima est constituée exempte du divorce, et du remariage,
alors qu'il est licite aux meilleures femmes de son entourage, ses surs mariées au
khalife 'Uthmân, Asmâ, et tant d'autres, d'être des murdafât. Elle est
constituée la Rabbat al-Bayt, la Maîtresse de la Tente d'hospitalité, dès son
adolescence, sous la guide d'Umm Salma, la plus sage du harem du prophète, qui fut
certainement favorable aux légitimistes (...); mariée, Fâtima sera l'Hôtesse qui
reçoit les affranchis de son père, les clients, Mawâli, convertis non-arabes,
Salmân, d'abord, son meilleur conseiller, un persan ; une nubienne Fadda (...), et
d'autres. Début de l'islam universel. Les descendants de Fâtima seront toujours les
champions de l'égalité, taswiya, entre croyants non-arabes et arabes.
La seconde des khasâ'is concédée par le
prophète à Fâtima, c'est la levée, pour elle seule, de l'interdiction d'aller prier
sur les tombes ; il la fait prier sur la tombe de Hamza, après Uhud, il la fait porter le
deuil précatoire de Ga'far; sorte de pressentiment que Fâtima sera la seule à
s'enfermer dans un deuil précatoire pour lui, quand il mourra. C'est à cause de Fâtima
que les femmes musulmanes du monde entier, une fois par semaine, le vendredi, vont prier
dans les cimetières."
Umm Abîhâ
"Le lien d'âme existant entre le prophète et Fâtima est sous
le signe des Larmes saintes : filiales. C'est ce qui fait la valeur du nom complet de
"Fâtima" (...) : Umm Abîhâ (...) Ce laqab peut être
expliqué par le matronymat, car si Fâtima n'a pas appelé ses fils du "nom de son
père" (mais Harb ; et c'est son père qui a changé leurs deux noms, en Hasan,
Husayn), la tradition affirme que Fâtima, avant de mourir eut révélation que son ultime
descendant, le Mahdî, s'appellerait "Muhammad", comme son père."
"La notion du vœu et la dévotion musulmane à
Fâtima" (1956), Opera minora, I, P.U.F., 1969
Une espérance messianique
"Symboliquement, la tradition musulmane commune, qui n'a jamais
admis de "réapparition" du prophète Mohammed, décerne par avance le prénom
du prophète au dernier descendant d'"Umm Abîhâ", au Mahdi Fâtimî qui
"doit remplir le monde de justice, comme il a été rempli d'iniquité". Il sied
de penser que cette idée a été léguée à l'islam par Fâtima elle-même ; mourant de
deuil filial, après la "catastrophe" (musîba) ressentie par elle surtout, de
la mort de son père, qui était tout pour elle ; priant pour lui cette
"Fâtiha" qu'il lui avait permis à elle seule, d'aller dire sur les tombes,
elle comprit que le verset "ihdinâ" (conduis-nous dans la voie droit, ô Dieu
des orphelins) présageait la conception, dans sa descendance, d'un Justicier, d'un
quasi-messie (Mâlik Yawm al-Dîn), d'un Mohammed Fâtimî.
L'âme de Fâtima, du fond de son agonie solitaire d'abandonnée
sous le mépris, a été visitée, consolée par cette espérance messianique dont les
heureux de ce monde font des gorges chaudes. Espérance à la fois politique et mystique,
qui a fait éclater le cadre rigidement légalitaire de l'État musulman sunnite, ouvrant
à l'Islam les perspectives universalistes, l'horizon cuménique entrevu par les
missionnaires fatimites.
Telle est la première, et la plus haute des prérogatives, khasaïs,
léguées par le prophète à sa fille Fâtima? Une espérance spirituelle, à longue et
lente portée, autre chose que les châteaux de pierres précieuses que la dévotion
charnelle des Shi'ites lui voit attribués en Paradis."
"L'oratoire de Marie à l'Aqçâ, vu sous le
voile de deuil de Fâtima", Opera minora, I, P.U.F., 1969
L'indignation de la Femme
"Il fallait que Fâtima, cet otage de
l'hospitalité arabe, qui priait non pour elle-même, mais pour les autres, meure dans la
déréliction, emmurée dans son deuil filial, gardant à son père mort sa main, cette
bay'a, ce serment d'allégeance, le shebbâk al-Rasûl : gage de sa promesse de venir la
chercher la première, lui, après sa mort. En fait, elle mourut, 75 jours après lui,
ayant accouché avant terme, d'un fils mort-né, Muhsin, sâbib al-sirr al-khafi
; malmenée comme une rebelle pour avoir refusé de sortir de sa "demeure
d'afflictions" (bayt al-ahzân) et d'aller prêter serment. Elle avait, alors,
"dénoué sa chevelure", geste noble de détresse suprême de la femme libre ;
qu'elle renouvellera à la Résurrection : l'indignation de la Femme."
"La Mubahala de Médine et l'hyperdulie de
Fatima" (1943-1955), Opera minora, I, P.U.F., 1969
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