"Je
n'ignorais pas que de nobles pensées pouvaient s'élever derrière ce
front dès qu'elles avaient dépassé une sorte d'obsession que je ne
savais pas encore définir. Bien écartés, les yeux montraient des
teintes allant du gris au bleu sombre à l'abri d'épais sourcils plus
foncés que les cheveux. Le regard qui laissait deviner une âme éprise
de beauté qui, souvent blessée par les discordances du monde, avait
tendance à se replier sur elle-même. L'enthousiasme pouvait les faire
briller, l'affection aussi et l'amour; ils répondaient bien à votre
sourire, mais je ne les vis jamais rire. Quand on y prêtait attention,
le nez surprenait par sa robustesse, une indication que la constitution
de Christina n'était peut-être pas aussi faible qu'elle en donnait
d'abord l'impression. Mélancolique, le modelé de la bouche pâle et
irrégulière dont les lèvres aspiraient la fumée avec une voracité
silencieuse. (...) Petit, le menton particulièrement jeune évoquait un
enfant étonné et inquiet, prêt à demander protection. Les mains
étaient celles d'un artisan patient qui sait ciseler une ligne
pure"
Ella Maillart, La voie cruelle
"Pouvoir
encore une fois accuser, aller encore une fois vers un autre être, aimer
encore une fois ! On se précipite dans l'illusion aussi immense que la
mer, on croit et on prie, et quand on regarde le visage aimé, on oublie
la peur obscure. Mais que peut-on contre elle?
Ah ! se réveiller encore une fois sans
son angoissante étreinte, ne plus être seul, ne plus être livré à
sa merci ! Sentir le souffle heureux du monde !
Ah ! vivre encore une fois !"
Annemarie Schwarzenbach, La mort en
Perse *
Pahlevi,
1934 "Un jour, je me
retrouvais seule sur un bateau russe en mer Caspienne, et débarquait le
soir suivant à Pahlevi. Il pleuvait. Un aigle de mer s'était posé sur
la plage de sable fouettée par la pluie et regardait par-delà la mer.
On était en septembre, l'été était fini, et c'était aussi la fin de
la Russie. J'avais vu disparaître les vignobles, les vertes collines de
Géorgie, et là s'étendait maintenant cette plaine semi-désertique
entre Tiflis et Bakou. C'était le retour de l'Asie, tout là-bas, une
piste caravanière et les premiers chameaux..."
Annemarie Schwarzenbach, La mort en Perse
*
Téhéran,
1935 "C'est à
Trieste qu'elle s'était embarquée pour le Proche-Orient où elle
devait épouser Francis. "Je sentais que j'allais vers une prison,
disait-elle d'un air détaché. Je ne sais pas pourquoi, mais j'étais
trop faible pour me libérer alors que c'était encore possible."
Je pouvais imaginer combien il était difficile pour ces deux êtres-là
de devenir un couple. Aussi longtemps qu'on vit seul, on peut être
égocentrique sans inconvénient; mais dans le mariage il est presque
inévitable que l'un des deux vive pour l'autre. Christina ne vivait que
pour écrire. Tandis que Francis avait appris à établir un compromis
entre sa vie privée et sa vie de diplomate, Christina ne pouvait
imaginer pareil tour de force; elle savait que la vie de légation est
comme enfermée dans une vitrine, attrayante mais pour un instant
seulement. (...)
- Maman avait prédit un désastre si je
me mariais et cela se passa ainsi."
Ella Maillart, La voie cruelle |