"Ce doux jeune homme eut
pourtant une influence certaine sur Tieck lui-même et sur le premier
romantisme, dont il fut l'un des précieux ornements. Les Effusions du
moine amateur d'art, ces musicales compositions sur la musique et sur
la peinture, l'ivresse sentimentale qui fondent leur lyrisme harmonieux,
indiquent bien que le sentiment commande à l'intelligence, chez lui, et
que la part qui lui revient, à ce jeune mort, avec l'amour du moyen âge
hautement affirmé, est la part du coeur".
Armel Guerne
*
"Le langage des mots est un immense don du ciel, et ce fut l'éternel
bienfait de notre Créateur, que d'avoir libéré la langue du premier homme;
en sorte qu'il pût nommer tous objets et toutes choses que le Très-Haut
avait posés autour de lui dans le monde, comme aussi les images
spirituelles dont son âme était le siège, exerçant ainsi son esprit dans
tous les jeux divers de cet empire du nom et sa richesse. Par la parole et
par les mots, notre domination s'étend à tout le royaume de la terre; par
les mots et par la parole, nous prenons sans grand effort possession de
tous les trésors de ce monde. Il n'y a guère que l'invisible, suspendu
au-dessus de nous, qui ne descende dans notre âme à l'appel des mots.
Toutes choses terrestres sont
là, sous notre main, pour peu que nous prononcions leurs noms; mais si
c'est l'absolue Bonté de Dieu que nous entendons nommer, ou la vertu des
saints, quand justement nous devrions de tout notre être les saisir notre
oreille seule est comme emplie de sonorités vides d'écho, et notre esprit
n'est aucunement, comme il devrait l'être, hautement élevé.
Néanmoins je connais deux
langues miraculeuses, par la grâce desquelles le Créateur a donné aux
humains de saisir et comprendre toutes choses du ciel dans leur pleine
puissance, autant du moins (pour ne point parler avec témérité) qu'il est
possible aux créatures mortelles de le faire. Mais c'est par des voies
tout autres et non sous le couvert des mots, que ces langues pénètrent au
plus secret de nous-mêmes: elles émeuvent d'un coup, de façon
merveilleuse, notre être entier, et elles se pressent dans tous nos nerfs,
dans chacune des gouttes de notre sang. L'une de ces langues miraculeuses,
il n'y a que Dieu seul qui la parle; et la seconde, quelques rares élus
seulement parmi les hommes, qu'il s'est choisis. Nature et art, voilà ce
que je veux dire."
"L'une de ces langues, - la nature
éternellement vivante et infinie, que le Très-Haut parle toujours et sans
fin d'éternité en éternité, - nous porte et nous entraîne à travers les
immenses espaces aériens, tout droit vers la divinité. Mais l'autre, celle
de l'art qui, par la combinaison géniale de terre colorée et de quelque
humidité, reproduit dans un espace étroit et strictement mesuré, mais en
s'efforçant vers une perfection tout intérieure, imite et reproduit la
figure humaine (une sorte de création qu'il a été donné aux mortels
d'accomplir), - l'autre langue nous découvre tous les trésors enfouis dans
la poitrine de l'homme, oriente notre regard vers l'intérieur et nous
montre l'Invisible; je veux dire tout ce qu'il y a de noble, de grand et
de divin dans l'apparence humaine."
"Depuis ma première
jeunesse, où j'apprenais à connaître le Dieu des hommes dans les vieux
livres saints de notre religion, la nature a toujours été pour moi le
livre clair et grand ouvert expliquant au mieux Son essence divine et Ses
attributs. Le murmure du vent dans les hauteurs de la forêt, le roulement
du tonnerre, m'ont rapporté sur lui des choses mystérieuses que je ne
saurais exprimer en paroles. Un splendide vallon, fermé par la découpure
étonnante des rocs, un miroitant cours d'eau où les arbres se
penchent, ou bien la verte paix des champs tout brillants sous le bleu du
ciel... oh! plus que les mots jamais ne pourront dire, ces choses ont
suscité au plus profond de moi des élans merveilleux, et mon esprit en a
été entièrement rempli, et tout comblé de la grandeur toute-puissante et
toute-bienfaisante de Dieu; mon âme en a été toute purifiée, élevée,
exaltée. Et j'ai le sentiment que la langue des mots est elle-même un
instrument par trop grossier et beaucoup trop terrestre pour traiter aussi
bien du monde immatériel que du matériel.
Aussi est-ce pour moi un
grand motif de louer la puissance et la haute bonté du Créateur, qu'il
nous ait entourés, nous humains, d'un nombre infini de choses et d'objets
qui tous ont leur essence, et chacune différente, et que nous ne
saisissons ni comprenons aucunement. Car nous ne savons pas ce qu'est un
arbre; ce qu'est une prairie, nous ne le savons point, ni ce qu'est un
rocher; nous ne pouvons parler notre langue avec eux. Il n'y a qu'entre
nous que nous nous comprenons. Ce qui n'empêche que notre Créateur ait
posé dans le coeur humain une telle et si merveilleuse sympathie pour ces
choses, qu'elles se montrent capables de nous amener, par des voies
inconnues, à des dispositions d'esprit ou à des sentiments, à des pensers
ou quel que soit le nom qu'on veuille leur donner, auxquels jamais par le
moyen des mots les plus précis et les plus adaptés, nous ne saurions
parvenir."
"De deux langages
merveilleux et de leur pouvoir mystérieux" (extraits), Les Romantiques
allemands, DDB, 1963 |