"LES TRANCHEES DU
CONFLIT"
C’est du côté du penseur musulman
le plus brillant de sa génération, à savoir Tarek Ramadan, qu’il convient
de regarder, si l’on prétend appréhender la réalité d’un Islam, en
particulier d'un Islam européen, avec lequel l’Occident devra compter dans
les années à venir.
Outre deux guerres mondiales,
le vingtième siècle aura été marqué par une confrontation entre l’Orient
et l’Occident – et au moins dans la première moitié du siècle entre la
Chrétienté et l’Islam. Confrontation qui s’est terminée, d’une part ,avec
la décolonisation, dans les années 50, et, d’autre part, avec la victoire
d’un impérialisme économique et culturel qui étend désormais sa suprématie
à l’échelle de la planète. Or, le vingt et unième siècle verra, lui, la
confrontation entre l’Islam et l’Occident. Ce qui est encore une manière
de voir toute occidentale, d’ailleurs, puisque les musulmans continuent de
croire, eux, le plus souvent, qu’il s’agit d’une confrontation entre leur
propre religion et le christianisme.
Déjà, les thèses de Huntington
nous en tiennent avertis et, naturellement ,on peut penser que celles-ci
se révèleront exactes, puisqu’elles prétendent s’imposer actuellement sans
véritable débat. En fait, ces thèses ne sont ni justes, ni inexactes,
simplement elles risquent de se vérifier, si rien dans les faits ne vient
les contredire : car, « c’est bien l’Occident qui se crée ses ennemis et
creuse, sans médiation, les tranchées du conflit ».
C’est justement le mérite de
Tarek Ramadan de récuser ces thèses, à la faveur d’une critique qui
cherche essentiellement à élever le débat, à définir les conditions d'un
dialogue entre l'Islam et l'Occident : « Nous vivons une situation-limite,
une crispation profonde dont il faut comprendre et analyser les causes et
l’envergure pour espérer des lendemains plus sereins ».
Pour qu’un dialogue puisse
exister entre deux civilisations, au lieu de ce conflit que prophétise
Huntington, il faut naturellement en créer les conditions, or, ne pas
reconnaître l’Autre dans sa différence, c’est inévitablement s’empêcher
tout échange avec lui. D’où la confrontation qui résulte de l’absence de
dialogue ou, pire encore, d'un dialogue tronqué qui consiste à ne
dialoguer qu’avec celui qui nous ressemble, qui a donc renoncé à sa
différence pour nous ressembler. Il ne manque pas d’intellectuels
musulmans qui font carrière sur ce fond de commerce, et c’est ce à quoi
s’oppose justement Tarek Ramadan : « Refuser l’invasion culturelle, encore
une fois, ce n’est pas être anti-occidental ; c’est s’opposer au rapport
de force et à la volonté d’hégémonie de l’univers symbolique de
l’Occident : c’est s’opposer non à son être mais à sa façon d’être ».
Autrement dit, il y a confrontation entre l’Islam et l’Occident dans la
seule mesure où l’Occident ne crée pas les conditions d’un dialogue, sinon
avec un autre qui lui ressemble ! Il est tout de même stupéfiant que ce
soit un penseur musulman qui rappelle à l’Occident chrétien ce qui
constitue le fondement du concile Vatican II : l’accueil de l’Autre dans
sa différence !
Il est évident que l’Islam et
l’Occident se trouvent actuellement dans une confrontation qui annonce
bien des situations conflictuelles à venir. A moins bien sûr, ce qui
semble être l’espoir secret de tout l’Occident, que l’Islam renonce
prochainement à son identité, qu'il se sécularise comme on l'entend
parfois - tandis que celui, clairement affiché, de l’Islam est que cette
identité soit reconnue par l'Occident, - ce en quoi l’Islam ne se définit
pas contre lui : « Non pas contre l’Occident car ce qui ne se fait comme
l’Occident (ou selon ses intérêts) ne se fait pas forcément contre
l’Occident. »
Mais, quelle est donc cette
différence que l’Occident se refuse si fermement à accueillir ? C’est la
dimension religieuse de l’Islam : - « Il convient de comprendre la
dimension spécifique, la « logique » pourrait-on dire, d’une Révélation
englobant tous les domaines du vécu dans laquelle il n’y a aucune
contradiction entre l’intimité de la foi et l’engagement dans la cité. Et
qui fait de la prière en commun un acte nécessairement, impérativement,
social. »
Alors, dans ces conditions, le
problème posé à l’Occident est parfaitement clair et de sa réponse va
dépendre l’avenir des rapports entre deux civilisations. Il s’agit, en
l’occurrence, pour l'Occident de reconnaître cette richesse de l’Islam que
constitue sa "logique" religieuse, et surtout de lui permettre de
participer aux « dynamiques de l’avenir » :
« Une civilisation encore
nourrie de cet enchantement sacré du monde, moralement exigeante,
écologique par essence, humaniste par révélation, présente et signifiante
dans l’intimité de plus d’un milliard d’êtres ; cette civilisation,
disons-nous, participe des dynamiques de l’avenir. Elles seront pacifiques
si l’on maîtrise les tendances à la diaboliser ; elles seront
conflictuelles si l’arrogance, la suffisance et le mensonge persistent ».
Après les occasions manquées
d’une vraie rencontre entre l'Islam et l'Occident, durant les années qui
ont suivi la décolonisation, cette revendication apparaît légitime pour la
majorité des musulmans, spécialement en Europe. Et comment pourrait-elle ne pas l’être ? Il reste qu’elle est assortie de menaces
voilées qui devraient attirer l’attention sur la détermination des
musulmans, et, d’une certaine manière, si nous voulons encore y
travailler, permettre de reprendre sur des bases nouvelles un dialogue
inédit entre ces deux civilisations.
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