"Mes dons,
comme tu dis, ne vont pas bien loin. Je sais
souffler dans une flûte, je sais aussi jouer de
l'orgue portatif et il m'arrive de composer quelques
couplets; autrefois j'étais un bon coureur à pied et
je dansais passablement. C'est tout."
Hermann
Hesse, Knulp
Sylvain Tesson
s’inscrit dans la lignée des wanderer et son
Petit traité sur l'immensité du monde (2005)
revient à un éloge du vagabondage romantique, tel
qu’il se pratiquait voici plus d’une centaine
d’années en Europe. C’est l’intérêt principal de cet
ouvrage singulier, singulier en ce sens qu’il
promeut un mode (ou un style) de vie aussi peu
adapté que possible à notre monde post-moderne et,
pour cette raison même, destiné à une expérience
originale, résolument anachronique, où il est
question, selon l’expression de l’auteur, de
« traquer la beauté partout où elle se cache » :
« N’avoir qu’un bâton et un chapeau à plumes permet
de tourner les talons si le climat se gâte, de
changer de village, de quitter ses hôtes et de
pousser l’exploration plus loin jusqu’à la jolie
clairière. Traquer la beauté partout où elle se
cache lui tient lieu d’objectif »
Quelque chose
comme une révolte, révolte contre le monde
moderne, contre sa laideur, sa pesanteur, fait
gravir des sommets à Sylvain Tesson, franchir des
cols et escalader, la nuit, des cathédrales (cf.
chap. 9 : Sur les vaisseaux de pierre), et lui fait
aspirer aussi à se retrancher plus tard, l’âge (ou la
sagesse) venant, dans les forêts, dans un
irrépressible besoin de solitude – à se retirer dans
une cabane de rondins de bois : « La cabane, c’est
le vagabondage sans la géographie. » (cf.
chap.11 : Les forêts du recours).
Sylvain Tesson
ne marche pas non plus dans les pas de voyageurs
illustres - "Le vagabond romantique, écrit-il,
loup misanthrope, largueurs d'amarres, cavalier
seul, serait perplexe devant ce phénomène de mode" (cf.
chap.7). Il s'invente des itinéraires, et s'il
emprunte une fois le chemin des évadés des Goulag,
comme dans L'axe du loup, on sent bien qu'il
s'agit pour ce descendant des wanderer d'une
démarche plus intime, intérieure sans doute, comme
le laissent entendre les références au fameux
pèlerin russe.
Il y a une
remarquable cohérence dans ce Petit traité,
et pourtant bien des questions se posent
On se rappelle,
par exemple, comment pour Knulp (Hermann Hesse), une des principales
références de l’auteur, avec l’Anarque (Ernst
Jünger), et figure par excellence du vagabond
romantique, ce mode de vie se justifiait :
« Vois-tu, disait Dieu, je t’ai pris tel que tu
étais. En mon nom tu as vagabondé, tu as communiqué
un peu de ton besoin de liberté. En mon nom, tu as
fait des bêtises, tu t’es attiré des moqueries ;
c’est moi-même dont on s’est moqué en toi et qu’on a
aimé en toi ». Sylvain Tesson n’élude pas la
question et répond à son tour: « Le vagabond est
plus redevable encore que les autres car non content
de cueillir les fruits du monde, il a passé sa vie à
se gorger de ses beautés. Et quand vient l’heure de
la mort, il devrait se sentir étreint par
l’angoisse. Ma dernière volonté sera d’être enterré
sous un arbre que mon corps contribuera à nourrir.
Ce sera ma manière de m’absoudre ». Mais,
suffit-elle comme réponse pour le wanderer
authentique ?
Par ailleurs,
ce nouveau vagabondage romantique saurait-il se
limiter au seul objectif de « traquer la beauté » ?
Si tel était le cas, il conviendrait de la traquer
effectivement partout, non seulement dans
tout le monde visible, mais aussi dans son
« envers », au sein de ce monde intermédiaire qui
forme l’explication de notre monde terrestre. C’est
seulement à cette condition, semble-t-il, que la
référence à Novalis (p.99) - « être perpétuellement
en état de poésie » - prend son sens : la Nuit novalisienne
n’est pas le monde des fées ! Certes, « se replier
dans la forêt (comme on se replie pendant la
bataille) est une réponse satisfaisante à la laideur
du réel », - mais « les frondaisons du monde
onirique » où se réfugier, est-ce bien raisonnable ?
Est-ce ainsi que s’accomplira le nouveau vagabondage
romantique, selon l’auteur ? N’est-ce pas plutôt en
se répandant ailleurs, en quittant, à un
moment ou à un autre, la géographique physique pour
la géographie spirituelle, à la manière des
marcheurs du Voyage en Orient de Hermann
Hesse ?
Et encore, dans
ce « départ », dans cette manière de s’engager sur
« le chemin mystérieux qui va vers l’intérieur »,
comme l’écrivait Novalis, il s’agira d’un
vagabondage demeuré attaché à des images de beauté,
fussent-elles intérieures. C’est au-delà, dans le
détachement de toutes les images, visibles et
invisibles, que devra commencer le véritable
vagabondage, à la manière d’un Bâbâ Tâhir ‘Uryân
(première moitié du 11e siècle) par
exemple :
« Dans ma
pauvreté, qui irais-je trouver ? A qui demander,
dans mon état de vagabondage ? [Si] tous me ferment
leur porte, j’irai vers toi ; mais si tu me
repousses à ton tour, qui me recevra ? »
On notera, pour conclure sur ce Petit traité,
cet autre éloge, du nomadisme cette fois, à la
manière de
Bruce Chatwin :
« Depuis que j’observe les éleveurs de yacks du
Tibet, les cavaliers de Mongolie, les bergers
afghans ou les sherpas du Khumbu, et depuis que –
par périodes – je m’essaie à les imiter, j’en suis
venu à la conclusion que le nomadisme est la
meilleure réponse à l’échappée du temps. Mon but
n’est pas de le rattraper mais de parvenir à lui
être indifférent »
[Extraits]
Les vagabonds romantiques allemands cultivaient à la fin
du XIXe siècle une certaine manière de voyager. Ils
traversaient l’Europe à pied avec l’insouciance de
ceux qui ne savent pas le matin dans quelle grange
ils dormiront le soir mais s’en contrefoutent. Il
leur suffisait de se sentir en mouvement, environnés
de la beauté des campagnes, avec l’âme ouverte à
tous les vents. J’aimerais réhabiliter cette façon
de traverser l’existence, en liberté, avec une plume
au chapeau, un brin d’herbe entre les dents et des
poèmes aux lèvres.
Pour bien vagabonder, il faut peu de choses : un
terrain propice et un état d’esprit juste, mélange
d’humeur joyeuse et de détestation envers l’ordre
établi. Le terrain le plus propice se trouve dans
une nature douce : les terroirs tempérés de la
Mittle Europa conviennent entre tous, là où
s’entremêlent bocages et forêts sombres. Ainsi le
vagabond selon que son âme caracole sur le versant
obscur ou lumineux de son être balancera de la
clairière brumeuse aux chaumes tièdes. L’essentiel
pour bien vagabonder est de ne pas le faire dans une
nature hostile car la nécessité de survivre aux
embûches convoquerait toute l’énergie et ne
laisserait au vagabond aucune jouissance de son état
de liberté.
Il n’y a pas deux ans, je m’en fus tout droit de la
Sibérie vers l’Inde. Pendant les semaines au cours
desquelles je marchais sur les bords de la rivière
Léna, il me sembla toucher à la liberté extrême, à
l’essence du vagabondage romantique. Je ne
poursuivais pas d’autre but que d’avancer chaque
jour plus loin. Les gens que je rencontrais savaient
que je ne resterais pas longtemps parmi eux. Ils me
prodiguaient une générosité d’autant plus empressée
que provisoire. J’allais à travers un pays forestier
et puissant. Aucune de ces barrières urbaines,
excréments de la prospérité, ni aucun nuage de
pollution, ombre du progrès, n’entravait la
profondeur de mon champ de vision. Je gueulais dans le
vent des poèmes que personne n’entendait. Je parlais
seul, unique façon de ne jamais être interrompu et
toujours compris. L’oignon sauvage trouvé à l’orée
des ripisylves trompait ma faim jusqu’à la halte où
j’avalais un de ces repas vagabonds décrits dans les
romans de Hesse, Hamsun ou Traven : un pâté de
lapin, une miche de pain et une bouteille de cidre
(qu’on remplacera par du kvass en Russie.
*
Apprendre à rester seul, pour vivre plus densément. Encore
faut-il préciser qu’un vagabond romantique solitaire
n’est jamais vraiment seul. Il a recours à une
présence qui accompagnait les chemineaux au temps où
les routes d’Europe étaient couvertes de marcheurs :
les fées. Celui qui a fait sien le mot de Novalis
invitant à « être perpétuellement en état de poésie
» saura reconnaître dans chaque expression de la
nature la manifestation de leur existence. Il les
traquera là où elles se cachent, c’est-à-dire
partout, car le propre et le génie des fées est de
prendre corps au moment où on le décide. Au Tibet, à
deux jours de marche de la ville de Lhassa, je me
suis endormi un matin au bord d’une source claire et
je me souviens d’avoir fait un rêve très charmant
qui correspondait sans aucun doute au souvenir de la
visite faite en moi par la gardienne des lieux. |