SYLVAIN TESSON

Petit traité sur l'immensité du monde

à P.M.

Moritz von Schwind, Auf der Wanderschaft, Munich

 

 

 

 

 

 

 

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Sylvain Teysson est né en 1972, pour plus d'autres informations, voir : www.transboreal.fr

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Sylvain Tesson, Petit traité sur l'immensité du monde, Éditions des Équateurs, 2005

 

 

"Mais Eirik l'Islandais, Brendan le Celte et Jason l'Argonaute ne suivaient personne quand ils levèrent la voile, pas plus que le jeune Maufray lorsqu'il choisit pour tombeau les nefs forestières de la jungle primaire. Et l'on préfèrera ces conquérants de l'inutile qui partent à pied, à cheval, en canot, se tailler des empires dans les territoires de leurs rêves aux thuriféraires empressés de servir des messes déjà dites"

 

 

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"Mes dons, comme tu dis, ne vont pas bien loin. Je sais souffler dans une flûte, je sais aussi jouer de l'orgue portatif et il m'arrive de composer quelques couplets; autrefois j'étais un bon coureur à pied et je dansais passablement. C'est tout."

Hermann Hesse, Knulp

Sylvain Tesson s’inscrit dans la lignée des wanderer et son Petit traité sur l'immensité du monde (2005) revient à un éloge du vagabondage romantique, tel qu’il se pratiquait voici plus d’une centaine d’années en Europe. C’est l’intérêt principal de cet ouvrage singulier, singulier en ce sens qu’il promeut un mode (ou un style) de vie aussi peu adapté que possible à notre monde post-moderne et, pour cette raison même, destiné à une expérience originale, résolument anachronique, où il est question, selon l’expression de l’auteur, de « traquer la beauté partout où elle se cache » : « N’avoir qu’un bâton et un chapeau à plumes permet de tourner les talons si le climat se gâte, de changer de village, de quitter ses hôtes et de pousser l’exploration plus loin jusqu’à la jolie clairière. Traquer la beauté partout où elle se cache lui tient lieu d’objectif »

Quelque chose comme une révolte, révolte contre le monde moderne, contre sa laideur, sa pesanteur, fait gravir des sommets à Sylvain Tesson, franchir des cols et escalader, la nuit, des cathédrales (cf. chap. 9 : Sur les vaisseaux de pierre), et lui fait aspirer aussi à se retrancher plus tard, l’âge (ou la sagesse) venant, dans les forêts, dans un irrépressible besoin de solitude – à se retirer dans une cabane de rondins de bois : « La cabane, c’est le vagabondage sans la géographie. » (cf. chap.11 : Les forêts du recours).

Sylvain Tesson ne marche pas non plus dans les pas de voyageurs illustres - "Le vagabond romantique, écrit-il, loup misanthrope, largueurs d'amarres, cavalier seul, serait perplexe devant ce phénomène de mode" (cf. chap.7). Il s'invente des itinéraires, et s'il emprunte une fois le chemin des évadés des Goulag, comme dans L'axe du loup, on sent bien qu'il s'agit pour ce descendant des wanderer d'une démarche plus intime, intérieure sans doute, comme le laissent entendre les références au fameux pèlerin russe.

Il y a une remarquable cohérence dans ce Petit traité, et pourtant bien des questions se posent 

On se rappelle, par exemple, comment pour Knulp (Hermann Hesse), une des principales références de l’auteur, avec l’Anarque (Ernst Jünger), et figure par excellence du vagabond romantique, ce mode de vie se justifiait : « Vois-tu, disait Dieu, je t’ai pris tel que tu étais. En mon nom tu as vagabondé, tu as communiqué un peu de ton besoin de liberté. En mon nom, tu as fait des bêtises, tu t’es attiré des moqueries ; c’est moi-même dont on s’est moqué en toi et qu’on a aimé en toi ». Sylvain Tesson n’élude pas la question et répond à son tour: « Le vagabond est plus redevable encore que les autres car non content de cueillir les fruits du monde, il a passé sa vie à se gorger de ses beautés. Et quand vient l’heure de la mort, il devrait se sentir étreint par l’angoisse. Ma dernière volonté sera d’être enterré sous un arbre que mon corps contribuera à nourrir. Ce sera ma manière de m’absoudre ». Mais, suffit-elle comme réponse pour le wanderer authentique ?

 Par ailleurs, ce nouveau vagabondage romantique saurait-il se limiter au seul objectif de « traquer la beauté » ? Si tel était le cas, il conviendrait de la traquer effectivement partout, non seulement dans tout le monde visible, mais aussi dans son « envers », au sein de ce monde intermédiaire qui forme l’explication de notre monde terrestre. C’est seulement à cette condition, semble-t-il, que la référence à Novalis (p.99) - « être perpétuellement en état de poésie » - prend son sens : la Nuit novalisienne n’est pas le monde des fées ! Certes, « se replier dans la forêt (comme on se replie pendant la bataille) est une réponse satisfaisante à la laideur du réel », - mais « les frondaisons du monde onirique » où se réfugier, est-ce bien raisonnable ? Est-ce ainsi que s’accomplira le nouveau vagabondage romantique, selon l’auteur ? N’est-ce pas plutôt en se répandant ailleurs, en quittant, à un moment ou à un autre, la géographique physique pour la géographie spirituelle, à la manière des marcheurs du Voyage en Orient de Hermann Hesse ?

Et encore, dans ce « départ », dans cette manière de s’engager sur « le chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », comme l’écrivait Novalis, il s’agira d’un vagabondage demeuré attaché à des images de beauté, fussent-elles intérieures. C’est au-delà, dans le détachement de toutes les images, visibles et invisibles, que devra commencer le véritable vagabondage, à la manière d’un Bâbâ Tâhir ‘Uryân (première moitié du 11e siècle) par exemple :

« Dans ma pauvreté, qui irais-je trouver ? A qui demander, dans mon état de vagabondage ? [Si] tous me ferment leur porte, j’irai vers toi ; mais si tu me repousses à ton tour, qui me recevra ? »

            On notera, pour conclure sur ce Petit traité, cet autre éloge, du nomadisme cette fois, à la manière de Bruce Chatwin : « Depuis que j’observe les éleveurs de yacks du Tibet, les cavaliers de Mongolie, les bergers afghans ou les sherpas du Khumbu, et depuis que – par périodes – je m’essaie à les imiter, j’en suis venu à la conclusion que le nomadisme est la meilleure réponse à l’échappée du temps. Mon but n’est pas de le rattraper mais de parvenir à lui être indifférent »

[Extraits]

Les vagabonds romantiques allemands cultivaient à la fin du XIXe siècle une certaine manière de voyager. Ils traversaient l’Europe à pied avec l’insouciance de ceux qui ne savent pas le matin dans quelle grange ils dormiront le soir mais s’en contrefoutent. Il leur suffisait de se sentir en mouvement, environnés de la beauté des campagnes, avec l’âme ouverte à tous les vents. J’aimerais réhabiliter cette façon de traverser l’existence, en liberté, avec une plume au chapeau, un brin d’herbe entre les dents et des poèmes aux lèvres.

Pour bien vagabonder, il faut peu de choses : un terrain propice et un état d’esprit juste, mélange d’humeur joyeuse et de détestation envers l’ordre établi. Le terrain le plus propice se trouve dans une nature douce : les terroirs tempérés de la Mittle Europa conviennent entre tous, là où s’entremêlent bocages et forêts sombres. Ainsi le vagabond selon que son âme caracole sur le versant obscur ou lumineux de son être balancera de la clairière brumeuse aux chaumes tièdes. L’essentiel pour bien vagabonder est de ne pas le faire dans une nature hostile car la nécessité de survivre aux embûches convoquerait toute l’énergie et ne laisserait au vagabond aucune jouissance de son état de liberté.

Il n’y a pas deux ans, je m’en fus tout droit de la Sibérie vers l’Inde. Pendant les semaines au cours desquelles je marchais sur les bords de la rivière Léna, il me sembla toucher à la liberté extrême, à l’essence du vagabondage romantique. Je ne poursuivais pas d’autre but que d’avancer chaque jour plus loin. Les gens que je rencontrais savaient que je ne resterais pas longtemps parmi eux. Ils me prodiguaient une générosité d’autant plus empressée que provisoire. J’allais à travers un pays forestier et puissant. Aucune de ces barrières urbaines, excréments de la prospérité, ni aucun nuage de pollution, ombre du progrès, n’entravait la profondeur de mon champ de vision. Je gueulais dans le vent des poèmes que personne n’entendait. Je parlais seul, unique façon de ne jamais être interrompu et toujours compris. L’oignon sauvage trouvé à l’orée des ripisylves trompait ma faim jusqu’à la halte où j’avalais un de ces repas vagabonds décrits dans les romans de Hesse, Hamsun ou Traven : un pâté de lapin, une miche de pain et une bouteille de cidre (qu’on remplacera par du kvass en Russie.

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Apprendre à rester seul, pour vivre plus densément. Encore faut-il préciser qu’un vagabond romantique solitaire n’est jamais vraiment seul. Il a recours à une présence qui accompagnait les chemineaux au temps où les routes d’Europe étaient couvertes de marcheurs : les fées. Celui qui a fait sien le mot de Novalis invitant à « être perpétuellement en état de poésie » saura reconnaître dans chaque expression de la nature la manifestation de leur existence. Il les traquera là où elles se cachent, c’est-à-dire partout, car le propre et le génie des fées est de prendre corps au moment où on le décide. Au Tibet, à deux jours de marche de la ville de Lhassa, je me suis endormi un matin au bord d’une source claire et je me souviens d’avoir fait un rêve très charmant qui correspondait sans aucun doute au souvenir de la visite faite en moi par la gardienne des lieux.