"Par une matinée de printemps de l'année 1802,
bien avant le lever du soleil, un jeune voyageur sortait de la ville
d'Iéna, la démarche légère et l'âme en fête. Il portait, accroché à ses
épaules, un petit sac, avec ses habits de dimanche et un peu de linge de
rechange, - car on était à la veille de la pentecôte et il rentrait dans
sa famille, pour y passer les jours de fête. Sa mise était celle d'un
étudiant pauvre et studieux. Dans le sac du voyageur une main
indiscrète aurait découvert petit paquet, soigneusement enveloppé;
c'était un livre que le jeune étudiant apportait à sa fiancée, "la douce
et charmante nouveauté" du jour, Henri d'Ofterdingen, de
Novalis..."
"Située au confluent de deux siècles
et de deux époques très différentes, tournée d'une part vers l'Allemagne
religieuse et piétiste du 18ème siècle, d'où elle tire sa substance
intime, et d'autre part vers l'Allemagne romantique du 19ème siècle
qu'elle annonce et prépare déjà, [ l'oeuvre de Novalis ] établit entre ces
deux époques des termes de liaison innombrables; elle est, malgré son
caractère incomplet, un chaînon de première importance dans une longue
évolution religieuse et artistique, - un chaînon, sans lequel bien des
séries voisines ou apparentées ne se rejoindraient pas nettement sous nos
yeux. Elle révèle en même temps un des aspects les plus originaux de cette
mentalité romantique, profondément inhérente à la race germanique,
préparée et comme accumulée par des siècles de religiosité mystique et de
repliement intérieur, refoulée un instant par la culture rationaliste et
classique du 18ème siècle, mais toujours présente et populaire alors même
que dissimulée, et qui, au 19ème siècle, est parvenue à la conscience
théorique d'elle-même la plus distincte, parfois la plus aiguë et la plus
douloureuse, dans la philosophie d'un Schelling ou d'un Schopenhauer et
enfin a reçu dans le drame wagnérien son expression artistique la plus
compréhensive en même temps que la plus profondément religieuse et
nationale"
"C'est d'abord Schleiermacher qui, en
juillet 1802, envoie à son amie Eléonore Grünow le Henri d'Ofterdingen
de Novalis, avec un commentaire approprié. « Certes - conclut-il -
Hardenberg serait devenu un très grand artiste s'il nous était resté
plus longtemps. Mais cela n’était pas à souhaiter. Moins encore
sa destinée que le fond même de sa nature faisaient de lui ici-bas une
personnalité tragique, un initié à la mort. Et ainsi sa destinée
même se trouvait en rapport avec sa personnalité... » Lorsque parut en
1806 la seconde édition des « Discours sur la Religion » le théologien
romantique y intercalait l'épitaphe du défunt et gravait sur le
frontispice du Temple nouveau, à côté du nom de Spinoza, celui du «
divin jeune homme, trop tôt arraché à la vie, pour qui se changeait en
art tout ce qu'effleurait le vol de sa pensée, pour qui l'univers se
transfigurait en un vaste poème et qui, après avoir à peine préludé
confusément sur sa lyre, mérite cependant déjà d'être rangé parmi les
poètes les plus accomplis, parmi les rares élus, dont la pensée est
aussi profonde que limpide et vivante. Par lui vous apprendrez ce que
peuvent l'enthousiasme et le recueillement dans un coeur pieux et vous
reconnaîtrez que, le jour où les philosophes seront religieux et
rechercheront Dieu autant que Spinoza, le jour où les artistes auront le
cœur pur et aimeront Christ autant que Novalis, alors luira pour les
deux mondes l'aurore de la grande résurrection ». - Zacharias Werner se
déclare entièrement subjugué par Novalis. « De tous les nouveaux Saints
- écrivait-il à Varnhagen - je ne reconnais que Saint Novalis (den
heiligen Novalis)». - Dans une série de conférences qu'il
faisait en 1806 à Dresde sur la littérature et la philosophie nouvelles,
Adam Müller, le futur théoricien du romantisme politique, saluait en
Novalis le grand restaurateur de l'idéalisme platonicien dans la
littérature et dans la science modernes. Chez Novalis, disait-il, se
trouve comme impliquée toute la pensée romantique, cette Encyclopédie
nouvelle, dont il ne reste plus qu'à dégager les aspects isolés. « Si
jamais homme - concluait-il - fut appelé au ministère sacré de Médiateur
dans le monde scientifique de l'Allemagne, en un mot, si jamais homme
fut appelé à être le restaurateur du Platonisme dans toutes ses
manifestations, ce fut bien Novalis.» - Frédéric Schlegel de même
croyait découvrir dans Henri d'Ofterdingen une Bible nouvelle, dont
malheureusement nous ne possédons que les premiers feuillets. « Si
Novalis avait pu terminer le cycle de romans qu’il projetait d'écrire et
où il devait donner un tableau général du monde et de la vie, en se
plaçant successivement à tous les points de vue de l'activité
morale humaine, nous posséderions une oeuvre à laquelle, pour
l'éducation des facultés poétiques, rien ne saurait se comparer et qui
nous ferait moins sentir le manque, dans notre littérature, de ces
dialogues philosophiques, que les Anciens possédaient en si grand
nombre. »
Ainsi nous voyons la
réputation littéraire de Novalis, née dans les cénacles romantiques,
prendre peu à peu le caractère d’une véritable « légende »…"
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