LE SOUFISME

Réf : Titus Burckhardt, Initiation aux doctrines ésotériques de l’Islam, Dervy, 1969 / René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, Gallimard, 1975 / Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme ?, Le Seuil, 1977 /  Frithjof Schuon, Comprendre l’Islam, Le Seuil, 1976

 

Trois figures du soufisme : Hallâj, Ibn 'Arabî, Rûmî

 

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Titus Burckhardt

            Les doctrines ésotériques de l’islam ont leur origine dans le Coran et dans l’enseignement du prophète de l’Islam. Depuis Louis Massignon, en particulier, il est devenu impossible de soutenir, comme on l’a fait longtemps pour expliquer le soufisme, l’hypothèse d’influences extérieures à l’Islam, quelles soient iranienne, hindoue, chrétienne ou néo-platonicienne,. A ce sujet, on peut se rapporter à ce qu’en dit Titus Burckhardt, dans son Initiation aux doctrines ésotériques de l’Islam. C’est dans le même ouvrage que l’on trouve cette belle formule quant au rôle du Soufisme au sein de l’Islam qui est comparable à « celui du cœur dans l’homme », le cœur étant le « centre vital de l’organisme » et le « siège » d’une essence qui dépasse toute forme individuelle ». C’est aussi que l’ésotérisme musulman joue un rôle dans le maintien à l’échelle de la planète d’une certaine manière d’appréhender la Vérité ou, en d’autres termes, dans la possibilité maintenue pour tous les hommes d’accéder à cette Vérité. Ce n’est pas bien sûr que d’autres traditions religieuses n’en aient pas gardé les chemins d’accès, que ce soit un chemin de Salut, ou un voie de Délivrance, comme dans tout ésotérisme, mais c’est peut-être bien l’Islam qui continue d’en proposer l’expression la plus complète. Sans pour autant partager l’opinion définitive de René Guénon quant à cette possibilité d’accéder à la Vérité, qui serait perdue pour l’Occident, et conservée encore en Orient, il reste possible de souscrire à ce propos de Roger du Pasquier : « L’islam ne saurait laisser indifférent quiconque demeure conscient de la présence, au-delà de notre monde en perdition, d’une Vérité intemporelle et salvatrice. Le découvrir tel qu’il est, c’est acquérir la preuve que cette Vérité peut encore être vécue, sur le plan individuel et collectif, intégralement et sans compromis. »

             Le Soufisme est l’ésotérisme de l’Islam – il est appelé al-taçawwuf, sans doute parce que les premiers soufis se vêtaient de laine pure (çûf). Mais René Guénon fait remarquer qu’à strictement parler on ne devrait appeler soufi que celui qui a atteint le terme de la voie initiatique. Celui qui demeure sur la voie, en quelque étape que ce soit, est appelé mutaçawwuf. Il reste que l’usage commun en Occident est de parler indistinctement de soufi. Pourtant, la qualité de soufi est un « secret » (al-sirr) entre le soufi et Dieu. Ce secret du cœur qui sanctionne la victoire de l’Esprit sur l’âme, c’est le soufisme même : « Si c’est l’Esprit qui remporte la victoire sur l’âme (nafs), le cœur se transformera en lui, et en même temps, transmuera l’âme par la lumière spirituelle qui se répandra en elle. Le cœur se révèle alors tel qu’il est en réalité, à savoir comme le tabernacle du mystère (sirr) divin dans l’homme. »

               L’extérieur et l’intérieur

            « Le Soufisme, qui est l’aspect ésotérique ou « intérieur » de l’islam, se distingue de l’Islam exotérique ou « extérieur » au même titre que la contemplation directe des réalités spirituelles – ou divines – se distingue de l’observance des lois qui les traduisent dans l’ordre individuel en rapport avec les conditions d’un certain cycle humain. »

            De cette définition de Titus Burckhkardt, extraite de son Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, il faut retenir l’opposition que l’on retrouve dans tous les différents courants de l’ésotérisme islamique, entre l’intérieur – l’invisible, le caché – ou bâtin, et l’extérieur – le visible, l’apparent – ou zâhir. La démarche ou l’attitude exotérique consiste dans la simple observance des lois religieuses qui symbolisent les réalités spirituelles, tandis que la voie ésotérique consiste à rechercher la connaissance, la vision de ces mêmes réalités spirituelles.

Dans son Jasmin des fidèles d’amour, Rûzbehân Baqlî distingue pour sa part entre deux « certitudes », une commune et une particulière. La premier ou certitude générale est « l’implantation profonde des racines de l’arbre de la foi dans le cœur ; l’eau qui nourrit cet arbre est le conformisme général, on l’élève avec la Loi (sharî’at) du Prophète. Le second, « la certitude personnelle des initiés », est « un rayon de la lumière de la sublimité, qui de l’Essence divine s’épiphanise sur l’âme de l’amant mystique. L’œil du cœur découvre les Attributs sans avoir la vision de l’Essence. On appelle la vision du cœur « certitude ».

Quoi qu’il en soit, la Loi religieuse, extérieure, qui est appelée en Islam la sharî’at, ou « grande route », en ce sens qu’elle concerne l’ensemble des croyants musulmans, figure une enveloppe, une écorce, dont la haqîqah ou Vérité – la réalité essentielle, immuable – est le noyau, lequel n’est accessible qu’à un petit nombre. C’est ainsi que d’une part le soufisme est la voie de ceux « pour qui le Paradis est encore une prison », comme le dit René Guénon, de ceux qui ne se contentent pas de l’aspiration à un état paradisiaque, comme la majorité des croyants, qui se contentent, eux, d’obéir, et que, d’autre part, il « a son but en lui-même, en ce sens qu’il peut donner accès à la connaissance immédiate de l’éternel. »

 la Loi est donc semblable à la circonférence qui entoure un point central qui est la Vérité. Or, pour passer de la Loi à la Vérité, il faut emprunter une chemin, « voie étroite », qui est comme le rayon de la circonférence au centre. Cette voie est appelée tarîqah, voie initiatique qui fait passer de l’exotérisme à l’ésotérisme : « La circonférence ne saurait exister sans le centre, dont elle procède en réalité tout entière, et, si les êtres qui sont liés à la circonférence ne voient point le centre ni même les rayons, chacun d’eux ne s’en trouve pas moins inévitablement à l’extrémité d’un rayon dont l’autre extrémité est le centre même. Seulement, c’est ici que l’écorce s’interpose et cache tout ce qui se trouve à l’intérieur, tandis que celui qui l’aura percée, prenant par là même conscience du rayon correspondant à sa propre position sur la circonférence, sera affranchi de la rotation indéfinie de celle-ci et n’aura qu’à suivre ce rayon pour aller vers le centre. (…) Il faut d’ailleurs préciser que, dès que l’enveloppe a été pénétrée, on se trouve dans le domaine de l’ésotérisme ».

S’il existe de nombreuses turuq, ou voies initiatiques, comme il est de multiples points sur la circonférence, toutes tendent au même point central qui est « l’état primordial », à partir duquel s’établit, pour l’être humain, la communication avec les états supérieurs ou « célestes ».

            L’ésotérisme islamique se distingue par trois éléments qui sont une doctrine, une initiation et une méthode spirituelle.

            La doctrine est une « préfiguration symbolique de la connaissance qu’il s’agit d’atteindre ». Elle est enseignée de manière « personnelle » de maître à disciple, même si toutes les différentes doctrines de l’ésotérisme islamique découlent de l’enseignement du prophète de l’Islam.

            L’initiation consiste dans « la transmission d’une influence spirituelle » d’un maître à un disciple, avec communication d’une méthode spirituelle. Ce maître est rattaché au prophète de l’Islam par une chaîne, dite chaîne de transmission (silsilah), Il existe ainsi de nombreuses chaînes qui sont autant de voies différentes, qui correspondent à des « catégories » spirituelles distinctes, on dirait en langage moderne, et inadapté, à des « sensibilités » différentes. En fait, il s’agit de vocation spirituelles correspondant à des aptitudes particulières et donc à des types de réalisation spirituelle différents. C’est d’ailleurs pourquoi certains soufis sont leur propre « voie », recevant leur initiation d’un maître invisible, et qu’ils se sont « inventé » a posteriori une généalogie spirituelle, leur propre chaîne de transmission – c’est le cas tout particulièrement de Sohravardî.

            Les trois voies

            Il y a trois motifs de l’aspiration vers Dieu, qui sont « la connaissance – ou gnose – (al-ma’rifa), l’amour (al-mahabba) et la crainte (al-khawf). » Le soufisme, en tant qu’ésotérisme de l’islam fait porter l’insistance sur le premier motif, contrairement au christianisme qui met l’accent sur le second. C’est pourquoi on peut écrire : «  Le Christianisme en soi est un ésotérisme par rapport à « l’Ancienne Loi », mais c’est un ésotérisme relatif et non absolu, partiel et non total, intermédiaire et non intégral, du fait qu’il représente par son Message général une perspective d’amour, de bhakti, non de connaissance, de jnâna »

Par ailleurs, en Islam, « l’accès à la gnose s’opère moyennant la vérité métaphysique du Témoignage d’Unité ». C’est qu’en effet, comme l’explique Frithjof Schuon que la perfection reste, pour le musulman, « de « croire » avec tout son être qu’ « il n’y a de Dieu que Dieu ». Il s’agit d’une foi totale dont l’expression scripturaire est ce hadith : « La vertu spirituelle consiste à adorer Dieu comme si tu le voyais, et si tu ne le vois pas, Lui pourtant te voit ». Or, ajoute Schuon, « là où le judéo-chrétien met l’intensité, donc la totalité de l’amour, le musulman mettra la « sincérité », donc la totalité de la foi, qui en se réalisant deviendra gnose, union, mystère, mystère de non-altérité. »

            Si l’on veut donner sa place au soufisme, aux côtés de l’ésotérisme hébraïque et de l’ésotérisme chrétien, on rappellera donc que l’ésotérisme islamique est fondamentalement connaissance et gnose, même si l’amour n’y est pas inconnu. Frithjof Schuon fait également cette remarque : « Il y a, dans l’histoire du Christianisme, comme une nostalgie latente de ce que nous pourrions appeler la « dimension islamique » en nous référant à l’analogie entre les trois perspectives « crainte », « amour », « gnose » - les « règnes » du « Père », du « Fils » et du « Saint-Esprit » - et les trois monothéisme judaïque, chrétien et musulman ; l’Islam est en fait, au point de vue « typologie », la cristallisation religieuse de la gnose, d’où sa blancheur métaphysique et son réalisme terrestre. »