Évoquer Louis Massignon
dans le miroir de Frithjof Schuon revient à se demander en quoi il peut
s’identifier à la définition que donne Schuon de l’homme spirituel.
Il convient tout d’abord
d’apprécier ce jugement : « J’ajouterai qu’il y avait chez Massignon
une envergure humaine, faite d’intelligence et de noblesse, qui le plaçait
bien au-dessus de certains « métaphysiciens » guénoniens, dont l’arrogance
aveugle donne la mesure de leur petitesse ». Par ailleurs, il faut
retenir l’affirmation de Schuon selon laquelle « le Christianisme est
comme un feu central ». Or, Louis Massignon a brûlé du feu de l’amour
divin, il a pris refuge dans le Feu, qui est « notre seul Asile contre le
péché et l’ordure », et c’est pourquoi il est possible de discerner dans
les traits de l’homme spirituel selon Schuon le visage de Massignon, et
d’abord sa noblesse : « L’homme noble se maintient toujours au centre, il
ne perd jamais de vue le symbole, le don spirituel des choses, le signe de
Dieu, la gratitude à la fois ascendante et rayonnante » ou encore : « Ce
qui importe chez l’homme et décide de son sort ultime, c’est sa
Connaissance, sa foi, son caractère et son activité. Or le fondement du
caractère noble, c’est précisément l’effacement et la générosité ».
Jusqu’à quel point, cette
noblesse, cette envergure humaine étaient connues de Frithjof Schuon ?
Aura-t-il suivi, à travers ses publications, l’évolution spirituelle de
Louis Massignon, spécialement après 1950 et son ordination ? Quoi qu’il en
soit, on ne peut s’empêcher d’associer l’un et l’autre à ce que Schuon dit
de la sainteté : « Pour le christianisme, l’ésotérisme est dans la
sainteté, tandis que pour l’islam la sainteté est dans l’ésotérisme ».
Quoi qu’on en pense, il y avait du « gnostique » chez Massignon. Le
problème est que le mot même de « gnostique » est le plus souvent
interprété de manière tendancieuse, comme s’il ne pouvait pas exister de
gnose chrétienne. Il n’en reste pas moins que les témoignages de
Marie-Madeleine Davy et de Mounir Hafez sont assez éloquents à ce sujet.
Mais c’est sans doute Robert Amadou qui a le mieux compris combien
l’itinéraire personnel de Louis Massignon pouvait présenter un caractère
gnostique, ce qui lui donne d’ailleurs toute sa saveur et sa
singularité : « D'un mot, je récapitulerai donc les contradictions
superficielles et la racine de l'écorché vif et du "cheikh admirable", son
dernier surnom d'amitié, mais aussi du prêtre fou de la croix, en
invoquant, pieusement, Massignon le gnostique » ou encore,
« un devoir
m'échoit, très humblement, comme à tant d'autres qui me dépassent sous
tant de rapports ; mon devoir est de proclamer : cet homme - génie, héros,
victime volontaire et martyr déçu -, Louis Massignon, fut un prophète. La
calomnie d'habitude m'a jadis exhorté, contre une dénonciation imbécile, à
persévérer dans la vraie gnose, dont nous partagions, me dit-il en somme,
le désir et le drame".
Il est clair que « l’aspect charité-souffrance », pour reprendre la
terminologie de Schuon, l’emporte chez Massignon sur « l’aspect
gnose-contemplation », et pour des raisons évidentes qui tiennent à la
nature même du christianisme et du choix qui se fit pour lui au moment de
la visitation de l’Étranger de la « substitution mystique ». Il est clair
aussi que le soufisme n’a représenté pour lui d’attrait qu’en tant qu’il
participait de la mystique surnaturelle, celle de « l’union mystique au « fiat »,
qui fut la sienne. Et pourtant, comment pourrait-on nier que sa « science
de la compassion » qui forme le cœur de sa démarche spirituelle, que son
sentiment d’exilé en ce monde, comme tout gnostique, lui qui se
désignait parfois comme un « emmuré vivant », à la manière des VII
Dormants d’Éphèse, qu’il vénérait, lui ont permis d’approcher quelque
chose de l’Unité transcendante des religions ? Il aura d’ailleurs,
à la fin de sa vie, cette réflexion : « Nous pressentons que des pèlerins
de la Voie se rejoignent comme un troupeau, par des chemins spirituels
convergents».
C’est pourquoi, il paraît
indispensable de revenir à la position de Robert Amadou : « Cheikh
admirable, Louis Massignon, prêtre - "le chrétien musulman", l'appelait le
pape Pie XI - qui écrivit "les trois prières d'Abraham père de tous les
croyants", loin de toute confusion et près de toute communion, évoquait,
en soufisme, la "présence testimoniale". Il est vrai aussi en islam et
dans l'islam dont le soufisme est le cœur : l'islam, selon le même, fait
"sommation" ». Et conclure légitimement sur cette question d’un Massignon
gnostique, en faisant état de l’avis très perspicace de
Marie-Madeleine Davy : « Il n’y avait chez lui aucun syncrétisme mais un
œcuménisme vivant. Il n’y a syncrétisme que chez un homme qui n’a pas
dépassé la religion de l’âme.
Mais Massignon savait quelque chose que très peu d’hommes
savent, ou tout au moins comprennent ; c’est que les religions ne sont que
des chemins. Rien d’autres que des chemins. Par conséquent il pouvait
rattacher les religions, il pouvait vivre un certains œcuménisme, il
pouvait réaliser un sens de l’universel. Tout en étant profondément
chrétien, il savait que la religion de l’Esprit est au-delà des formes.
Par conséquent, il pouvait tout respecter ».
Louis Massignon n’ignorait pas que « l’amour transcende les clôtures du
légalisme », qu’il est même « le secret de la réconciliation suprême »,
mais aussi qu’il lui a manqué l’audace, dans ses rapports avec l’Islam,
d’aller plus loin, pour des raisons personnelles, ces « clauses
intimes », comme disait Henry Corbin, sans doute parce qu’il pensait,
comme ‘Attâr, qu’« il n’y a pas d’amour, s’il n’y a pas de larmes
et de sang dans le cœur ». C’est d’ailleurs ce que nous enseigne la place
prépondérante qu’occupent les stigmatisés, de Saint François d’Assise à
Anne-Catherine Emmerich, dans sa généalogie spirituelle ; c’est aussi ce
que nous révèle son désir du martyre, comme en témoigne Vincent-Mansour
Monteil : « Que de fois il m’a fait part de sa prière quotidienne : Mon
Dieu, faites que je sois cruellement tué, et faites que ce soit
aujourd’hui ! ». Frithjof Schuon, lui, pour des raisons tout aussi
personnelles, s’est avancé au-delà de ce seuil de douleur et de souffrance
pour entrer dans la Beauté, et c’est ce qui explique que son rapport à
l’Islam et au Christianisme soit devenu celui qu’il est pour ses
disciples : « Au lieu de « Cœur », nous pourrions dire aussi « Amour » ;
(…) Et c’est d’ailleurs dans cet Amour que la spiritualité du
Christianisme et celle de l’Islam se rencontrent : car dès que les
effluves de l’Essence entrent dans le cœur, celui-ci se situe au-delà de
l’ordre formel et est devenu capable de deviner les intentions divines de
toutes les formes, et par conséquent de percevoir l’Unité dans la
diversité ». Pourtant, ils ont bien pratiqué l’un et l’autre la même
« religion du Cœur ou de l’Amour », cette religion du Cœur qui est « la
Religion primordiale dans le temps, et quintessentielle dans l’âme » selon
l’expression de Schuon
Frithjof
(idem,
pp. 225-230).
A ceci près, donc, que le Feu de l’amour divin se rencontre dans l’Islam,
tout de même que la « fraîcheur » au sein du Christianisme, Louis
Massignon a incarné le Feu, et donc le Christianisme, et Frithjof Schuon
« l’immensité fraîche de l’espace », et par conséquent l’Islam : « Dans
le Christianisme, l’âme est « morte de froid » dans son égoïsme
congénital, et le Christ est le feu central qui le réchauffe et le ramène
à la vie ; dans l’Islam par contre, l’âme « suffoque » dans l’étroitesse
du même égoïsme, et l’Islam apparaît comme l’immensité fraîche de l’espace
qui lui permet de « respirer » et de « s’épanouir » vers l’illimité ».
C’est pourquoi, si les générations montantes, les hommes d’aujourd’hui, ne
devaient retenir qu’une seule chose de cette « rencontre posthume » entre
les deux hommes, ce serait l’exemplarité de leur « incarnation », au 20ème
siècle, du Christianisme et de l’Islam, Louis Massignon au « terrain de
contact spirituel » entre les deux religions, et Frithjof Schuon, dans
l’ordre de la sophia perennis. Et chacun d’eux selon sa vocation en
Dieu, qui fut pour le premier de brûler, concrètement, dans le feu
de l’Amour divin, le second de s’accomplir dans la sagesse amoureuse ou
l’amour sapientiel. De ce point de vue, certes, Louis Massignon incarne le
« saint déséquilibre » qui est, selon Schuon, la perspective du
Christianisme, et Frithjof Schuon le « saint équilibre » qui est celle de
l’Islam. On sent bien qu’appliquée strictement à Louis Massignon, cette
expression ne présente pas les limitations que Schuon avait pu mettre dans
son appréciation de René Guénon. On ne peut assimiler, naturellement, ce
« saint déséquilibre » à « des hypertrophies ou des asymétries, en partie
des traumatismes, renforcées par l’absence de facteurs compensatoires dans
l’âme et dans l’ambiance ». C’est pourquoi il ne fait pas de doute que
pour Schuon, Massignon est bien allé au terme de sa vocation en Dieu,
qu’il a accompli sa voie de sainteté comme il le devait, ou en d’autres
termes qu’il est devenu ce qu’il devait
devenir, un saint, un
« martyr de l’amour », faute d’avoir été tué au « front de combat
spirituel ».
De ce « saint déséquilibre », enfin, on trouve la marque dans le rapport
que Louis Massignon a entretenu avec la Beauté. « La beauté,
écrit
Schuon, quand elle s’associe à une attitude contemplative, est
agréable à Dieu au même titre qu’un sacrifice ». C’est de toute évidence
que Louis Massignon a placé durant toute sa vie le sacrifice au-dessus de
la beauté, et spécialement la beauté physique qu’il suspectait, surtout
celle des « beaux visages », mais cette attitude s’explique pleinement par
des expériences de jeunesse – sa « Saison en Enfer », en Égypte, en 1907 –
et par sa conversion même : « Je compris, atterré, qu’il y a deux
beautés en ce monde, et qu’il faut exterminer la première en soi-même pour
avoir la pureté du regard qui seul permettra de devenir la seconde ».
C’est une des raisons qui ont empêché Massignon d’aller plus avant sur les
« sentiers de gnose ». En revanche, et comme pour compenser ceci, il aura
l’intuition de cette « promotion » finale de la Femme qu’il a défendue un
peu partout dans le monde, au Japon, en Indonésie, en France naturellement
et dans le monde arabe, - où il a trouvé comme « relais » auprès des
femmes musulmanes le souvenir de celle qui incarne pour elles «la Femme
Parfaite », Fâtima Zahra -, avec le désir de cet unique « Miracle auquel
l’humanité aspire », « la Promotion Finale de la Femme, la Première
« conception » sans tache, de ce sexe faible nous enlevant en haut, nous
incendiant, à la fin, (…) au Feu du Buisson Ardent ».
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