Jusqu’à sa disparition en 1998, Frithjof Schuon est demeuré le dernier
grand Maître spirituel de ce courant « traditionnaliste » dont René Guénon
avait été en Occident le précurseur. Mais Schuon n’a pas été le disciple
de René Guénon, qui ne se souciait guère d’avoir des disciples, il
n’appartient même pas à ce qu’on appelle parfois « la mouvance
guénonienne », mais il fut le maître d’une confrérie « néo-soufie »,
rattachée à l’ordre alawiyya du cheikh Ahmed al-Alawî, de Mostaganem, et
devenue en 1965 la Maryamiyya. On retiendra cependant que toute
l’œuvre, et pas seulement l’œuvre métaphysique, de Schuon doit son
« impulsion » à René Guénon. Ainsi sa notion de l’Unité transcendante des
religions s’inscrit-elle pleinement dans la perspective de la
Tradition primordiale selon l’enseignement de René Guénon. En
revanche, Schuon a développé une approche nouvelle de la Tradition qui
s’écarte sous bien des aspects de cet enseignement. Qu’on adhère ou non à
cette approche, qu’on lui préfère la rigueur doctrinale d’un Guénon, ce
sont au fond des questions secondaires. Ce qui importe, n’en déplaise aux
guénoniens de stricte observance, reste l’ouverture de Schuon en direction
du Christianisme et des traditions « pérennes » en général. L’accès à la
voie ésotérique, pour Schuon, n’est pas limité à la seule tradition
islamique, et même si lui-même fut initié à l’ésotérisme islamique, son
propre enseignement autorise d’autres accès, en particulier au sein du
christianisme. C’est d’ailleurs un article de 1948, « Mystères
christiques », qui mettra le feu aux poudres, si l’on peut dire, et qui
consommera la rupture avec René Guénon : « Dans notre livre sur l’unité
transcendante des religions, nous avons relevé la fonction centrale de
l’invocation du Nom divin que nous considérons comme le véhicule par
excellence de la réalisation spirituelle ; et nous avons montré que cette
invocation, dans le monde chrétien, est celle du divin Nom de Jésus », et
aussi : « Le Christianisme, intégralement ésotérique et initiatique à
l’origine et par définition, a dû réaliser une application intégralement
exotérique, en d’autres termes, le Christianisme ne comporte rien qui
n’ait été englobé dans cette application, ce qui n’empêche nullement que
tous les moyens de grâce aient gardé, en eux-mêmes, leur sens et leur
efficacité strictement initiatiques ».
Cela ne
signifie pas pour autant que pour Schuon l’initiation
chrétienne
puisse s’opérer sans maîtres ! Mais celui-ci distingue nettement entre
deux voies d’expériences, qui sont celle de l’expérience du Soi et celle
de l’expérience des profondeurs de Dieu. Il dira à ce sujet : « L’Absolu
peut être approché par deux voies, l’une fondée sur « Dieu en soi », et
l’autre sur « Dieu fait homme ». Et
il ajoute : « C’est ce qui fait la distinction entre, d’une part l’Abrahamisme,
le Mosaïsme, l’Islam, le Platonisme, le Védantisme, et d’autre part le
Christianisme, le Ramaïsme, le Krishnaïsme, l’Amidisme, et d’une certaine
manière même le Bouddhisme tout court.
La deuxième de ces voies –
celle du Logos – est comparable à une barque qui nous même à l’autre
rive : la terre lointaine se fait proche, sous la forme de la barque ;
Dieu se fait homme parce que nous sommes hommes ; Il nous tend la main en
assumant notre propre forme. Ce qui implique, premièrement que l’homme ne
puisse se sauver autrement que moyennant cette main tendue de Dieu, et
deuxièmement, que l’image de « Dieu en soi » s’estompe dans la mythologie
et l’économie salvatrice du Dieu fait homme ».
La première de ces deux
voies se fonde au contraire sur l’idée que l’homme, par sa nature même –
déchue ou non –, a accès à Dieu et que c’est la foi en « Dieu en soi » qui
sauve ; mais cette foi doit être intégrale, elle doit englober tout ce que
nous sommes, à savoir la pensée, la volonté, l’activité, le sentiment ;
c’est ce qu’entendent réaliser les Lois sacrées, pour la collectivité
aussi bien que pour l’individu» (Sur les traces de la religion pérenne,
1982).
Islam et Christianisme
C’est dans une vision d’œcuménisme ésotérique qu’il convient de
comprendre la position de Schuon, au terrain de contact « ésotérique »
entre le christianisme et l’Islam. Pour lui, en effet, « le
Christianisme est la perspective de la manifestation divine rédemptrice ;
cette Manifestation se présente comme le seul lien possible entre Dieu et
l’homme ; elle offre le Sacrement, qui régénère, et exige le sacrifice,
qui intériorise. » Quant à l’Islam, dit-il, il « postule qu’au contraire
le lien fondamental, et partant invariable, entre Dieu et l’homme est la
vérité divine et par conséquent la Foi humaine ; cette Foi entraînant
l’abstention de ce qui éloigne de Dieu et l’accomplissement de ce qui
rapproche de lui ; c’est dire que tout est dans l’Unité de Dieu et dans la
sincérité de l’homme »
(Christianisme/Islam, Visions d’œcuménisme ésotérique).
Dans l’ordre de
sa vocation – et de sa mission – Schuon aura accompli tout son cheminement
intérieur du côté de l’Islam, mais aussi, d’un certain point de vue, c’est
bien au terrain de contact ésotérique
entre l’Islam et au
Christianisme qu’il se place : « Au lieu de « Cœur », nous pourrions dire
aussi « Amour » ; (…) Et c’est d’ailleurs dans cet Amour que la
spiritualité du Christianisme et celle de l’Islam se rencontrent : car dès
que les effluves de l’Essence entrent dans le cœur, celui-ci se situe
au-delà de l’ordre formel et est devenu capable de deviner les intentions
divines de toutes les formes, et par conséquent de percevoir l’Unité dans
la diversité »
(Ésotérisme comme principe et comme
voie). C’est bien là tout l’intérêt de son œuvre pour des Occidentaux
privés de maîtres initiatiques, tout au moins visibles, car ces maîtres
existent, et qui peuvent désormais accéder à des connaissances
traditionnelles qui ne sont plus étrangères à leur propre culture, à leur
religion.
Schuon aura
donc pratiqué finalement la « religion du Cœur ou de l’Amour », autrement
dit cette religion du Cœur qui est « la Religion primordiale dans le
temps, et quintessentielle dans l’âme » selon son expression. A ceci près,
comme nous l’avons vu, que Frithjof Schuon se situe, de par sa vocation,
du côté de « l’immensité fraîche de l’espace », et par conséquent de
l’Islam : « Dans le Christianisme, l’âme est « morte de froid » dans
son égoïsme congénital, et le Christ est le feu central qui le réchauffe
et le ramène à la vie ; dans l’Islam par contre, l’âme « suffoque » dans
l’étroitesse du même égoïsme, et l’Islam apparaît comme l’immensité
fraîche de l’espace qui lui permet de « respirer » et de « s’épanouir »
vers l’illimité »
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