FRIEDRICH SCHLEGEL

Lettre à Auguste-Guillaume Schlegel, Leipzig, janvier 1792

 

 

 

 

 

 

 

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"La destinée a déposé entre mes mains un jeune homme qui peut devenir tout. Il me plaisait plus que beaucoup et je fus plus que prévenant ; aussi n'a-t-il point tardé à m'ouvrir tout grand le sanctuaire de son cœur. J'y ai élu domicile et c'est le lieu de mes méditations. - C'est un homme très jeune encore, d'une taille élancée et de belle allure, visage aux traits fins avec des yeux noirs d'une expression magnifique quand il parle avec feu de quelque chose de beau - avec un feu inexprimable - parlant trois fois plus vite trois fois plus que nous autres, l'intelligence la plus vive et la compréhension la plus ouverte. Il s'est acquis par les études de philosophie une facilité luxuriante à penser philosophiquement en beauté - ce n'est pas à la vérité qu'il vise, mais à la beauté - ses écrivains préférés sont Platon et Hemsterhuys ; il m'a développé son opinion avec intensité et avec feu l'un des tout premiers soirs; qu'il n'y a dans le monde point de Mal, absolument rien de mauvais, et que tout de nouveau s'approche de l'Age d'Or. Jamais je n'ai vu ainsi le pur éclat de la jeunesse. Sa sensibilité a une manière chasteté dont le fond est dans l'âme et non dans l'inexpérience. Car il est déjà beaucoup sorti (il devient aussitôt intime avec chacun), a passé une année à Iéna où il a bien connu les philosophes et beaux esprits, et Schiller tout particulièrement. Ce qui n'empêche qu'il n'ait été un vrai étudiant aussi, à Iéna, et qu'il s'y soit souvent battu en duel, à ce que j'ai entendu dire. Il est très gai, encore très malléable, gardant l'empreinte de toute forme, encore actuellement, qu'on lui impose.

    La claire gaieté de son esprit, c'est encore lui-même qui l'exprime le mieux, dans un poème où il dit : "La Nature lui avait donné de porter toujours un regard amical vers le ciel." Ce poème est un sonnet, écrit pour toi, parce qu'il aime beaucoup tes poésies. Mais c'est un poème déjà ancien de quelques années, et tu ne saurais juger de son talent sur cet exemple. J'ai moi-même examiné ses œuvres : le manque extrême de maturité, tant du langage que de la prosodie, de constantes digressions instables hors du sujet essentiel, la trop grande longueur et la surabondance d'images à demi formées - comme pendant l'ère du Chaos terrestre selon Ovide - rien de tout cela n'empêche de flairer en lui le bon, et peut-être le grand poète lyrique: une sensibilité originale et belle dans sa manière, une aptitude étendue à toutes les nuances, à toutes les notes du sentiment.

    Dans le Mercure d'Avril 1791, on trouve de lui des Lamentations d'un Adolescent. Il m'a promis ses Sonnets, et je pourrai peut-être les joindre à cette lettre. Son nom est von Hardenberg.

    Ces rapports avec quelqu'un de plus jeune que moi me sont une volupté nouvelle, à laquelle je m'abandonne."