« L’œuvre
d’art parfaite, quoi qu’elle représente, est
toujours l’image de l’espérance profonde en Dieu
chez l’homme qui l’a produite. Une œuvre d’art
accomplie nous fait, en d’autres termes, sentir
absolument notre cohésion la plus intime avec
l’univers » (7 avril 1802).
Philipp Otto Runge est certainement le représentant
le plus singulier de l’art romantique allemand,
singulier en ce sens où Albert Béguin écrivait,
dans L’âme romantique et le rêve que
« rarement la peinture a été à ce point détournée de
ses fins purement picturales, et rien n’est plus
loin du naturel que les tableaux de Runge ». Mais
c’est ce qui justement en constitue tout l’intérêt,
d’un point de vue ésotérique, et non
seulement l’influence indéniable de l’œuvre de
Novalis et de celle du « théosophe de Görlitz » sur
sa peinture, dont on a parlé comme d’un
« hiéroglyphe de l’art » (Josef Görres)
Avec Runge, en
effet, il ne s’agit pas d’une peinture visionnaire,
comme celle de Caspar David Friedrich, mais de la
tentative de représenter quelque chose du grand
Mystère, au sens de Jacob Boehme, autrement que par
des symboles traditionnels : par une symbolique
intérieure, élaborée par lui-même, tout au long
d’un cheminement initiatique vers
l’intérieur, comparable à celui de Novalis.
On aura compris que
cette symbolique rend son œuvre picturale et
littéraire, énigmatique, mais énigmatique,
parce qu’elle fait référence à des connaissances
ésotériques qui sont celles de la voie
initiatique chrétienne que l’on désigne sous le
nom de voie théosophique, dont le maître est Jacob
Boehme.
Runge a donc
inventé son propre symbolisme, à partir de l’œuvre
de Jacob Boehme, et si sa peinture n’est ni
visionnaire, ni symbolique, au sens des symboles de
la Science sacrée, elle n’en manifeste pas moins
d’une manière étonnante le Mysterium Magnum selon
Jacob Boehme. Sous cet aspect, Les Heures du Jour,
auxquelles il a travaillé de 1803 à sa mort (elles
furent réalisées en 1805, et Runge n’a pas achevé la
seule version mise en couleur qu’il avait
commencée : Le Matin), sont une œuvre unique
dans l’histoire de la peinture. Mais s’agit-il
encore d’une œuvre picturale ?
Comme le poète
romantique allemand Novalis, Runge laisse une œuvre
inachevée, dont il faut reconnaître qu’elle
représente beaucoup plus qu’un moment de l’histoire
de la peinture du 19ème siècle, de cette
peinture que l’on dit romantique, mais qui s’inscrit
dans une histoire, comme l’œuvre de Novalis, qui est
celle de l’ésotérisme occidental. Ce n’est pas sans
raison que nous y reconnaissons l’influence de
Novalis et surtout celle de Jacob Boehme. Elle
s’offre de la sorte à notre méditation intérieure,
en nous introduisant au grand Mystère, à la
Naissance de Dieu, elle nous initie en quelque
sorte à lui, car, finalement, l’œuvre picturale de
Runge n’est pas autre chose qu’une œuvre
initiatique.
C'est pourquoi elle
ne peut
s’interpréter, de même que son oeuvre
littéraire, qu’en rapport à cette « plongée en
soi », dont il convient de chercher la
définition chez Novalis : « Pour nous, rentrer
en soi signifie faire abstraction du monde
extérieur. Pour les esprits, analogiquement, la
vie terrestre signifie contemplation intérieure,
plongée en soi, acte intérieur. La vie terrestre
prend donc naissance d’une réflexion initiale,
d’une plongée en soi originelle, d’une
intériorisation primitive et d’un recueillement
en soi, qui sont aussi libres que l’est notre
réflexion. Inversement la vie spirituelle prend
naissance en ce monde d’un surgissement hors de
la dite réflexion initiale. L’esprit se déploie
à nouveau, sort de nouveau hors de soi-même,
recoupe en partie la réflexion susdite et
prononce à cet instant pour la première fois :
Moi. Combien s’intérioriser ou s’extérioriser
sont relatifs, on le voit bien ici. Ce que nous
appelons plongée en soi est proprement sortir,
retrouver et reprendre la forme initiale »,
Pollens, 45
|