"Un absent au monde.
Et
pourtant, qui le devinerait en cet être qui possède,
entre tous, le don de présence et d'accueil? Le
voici tel que nous le dépeint son ami des dernières
années, le charmant poëte Louis Tieck - grand,
mince, de nobles proportions. Les longues boucles
brunes cernent le visage au teint translucide (on
sait, hélas, ce que ces couleurs trop fragiles
signifient) où le front éclate d'esprit, où luit le
feu de l'oeil rieur. Il est gai, il sait rire encore
comme un enfant, avec des pointes de malice aiguë et
bonne, et ces grandes flambées d'enthousiasme ou de
détestation dont il se gourmande sans cesse dans son
Journal pour les excès de langage où elles
l'entraînent. Il ne connaît pas l'ennui. Dans les
plus sottes compagnies il découvre toujours l'homme
qui sait une chose qu'il ignore et la lui apprendra.
Personne (semble-t-il) n'est moins secret.
Silencieux parmi la foule, il se confie d'un coeur
simple à ses amis. Et si quelque chagrin vient
rompre cette communion incessante, la Nature tout de
suite lui en propose une autre :
Le
vent est une agitation de l'air qui peut avoir
mainte cause extérieure, mais pour le coeur
solitaire et comblé de désirs, que n'est-il point
encore lorsqu'il passe dans un murmure, venant à
nous des pays aimés, et qu'à ses mille voix sombres
et harassées la douleur silencieuse semble s'abîmer
dans le profond et musical soupir de la nature
entière ! Et dans le jeune vert léger des prairies
de printemps, le jeune amant ne voit-il pas exprimée
de manière véridique et charmante toute son âme
grosse de fleurs futures ?... La Nature entière ne
traduit-elle pas, tout aussi bien que le visage, la
mimique, le battement du pouls et la couleur du
teint, l'état de chacun de ces êtres supérieurs et
singuliers que nous appelons des hommes ? Le rocher
ne devient-il pas un Toi doué de personnalité
à l'instant même où je lui parle ? Et que suis-je
d'autre que le fleuve, quand je plonge dans ses
ondes mon regard sans courage et vais perdant ma
pensée dans son lisse écoulement ?
Oui, ce
cercle d'amis, de frères et de soeurs très aimés,
cette Nature toujours prête à l'échange, tout nous
suggère un Novalis accordé sur ce qui l'entoure,
incapable de rejeter par foncière répulsion l'une ou
l'autre des données de l'énigme universelle qui bat
sa pensée puissante de l'inlassable houle des
apparences. Aucune de ces négations brutales par
quoi un être humain s'isole du monde et prend forme
contre lui. Nul geste de révolté. Une acceptation,
semble-t-il, toute simple de la vie.
« Semble-t-il », redit-on avec prudence. Car un
doute s'installe, qui va croissant. Ces yeux sont
trop vastes, ce regard trop fixe - avec un
arrière-fond d'attente inquiète et paisible à la
fois - pour ne traduire qu'un émerveillement devant
le spectacle du monde, ou le rapt incessant propre à
qui tente de s'emparer du réel. C'est un regard qui
voit autre chose, ou peut-être les mêmes choses,
mais transfigurées, sous l'éclair successif des
illuminations imprévisibles, au miroir de l'éternel.
C'est un regard d'enfant où l'audace lire sa
toute-puissance de l'ingénuité même étrangement
sauvegardée, un regard de voyant et d'ange - un
regard d'absent. Novalis est le frère de ces autres
absents au monde qui s'appellent Hölderlin, Nerval,
Rimbaud, et plus proches de nous, Alain-Fournier,
Georg Trakl et Georg I-leym. Tous ont fait,
volontairement ou non, un pacte avec la mort (ou la
folie) ; presque tous vont mourir très jeunes, et le
savent, car ils ont reçu, comme une revanche sur
leur destin, le don du pressentiment et de la
prescience ; tous s'épuisent à vouloir, révoltés de
leur échec inéluctable, ou s'y résignant avec une
soumission plus déchirante encore, toucher ce réel
intouchable, comme séparé d'eux par une mince paroi
de verre infrangible, sentant bien qu'ils n'y
pourront jamais prendre pied.
Le pacte de Novalis avec la mort est
d'une nature singulière. C'est par lui que sa figure
prend un relief étrange et s'étoile de sa propre
beauté. Il gît au centre de sa vie comme de son
oeuvre, les imbriquant si fortement qu'à les vouloir
disjoindre, on les prive, on se prive des clartés
révélatrices qu'elles échangent. Il sied donc
d'esquisser en quelques traits le déroulement
temporel de cette existence sur le double plan où il
s'accomplit : celui de la présence quotidienne au
monde, volontaire, attentive, humble aussi, d’un
homme parmi d’autres, et celui de l’absence
essentielle qui le conduit, lucide acheminement,
vers une mort comme vaincue par son propre
triomphe." |