PATRICK RINGGENBERG

L'union du Ciel et de la terre, La peinture de paysage en Chine et au Japon

L'union du Ciel et de la terre, La peinture de paysage en Chine et au Japon, Les Deux Océans, 2004

 

Du même auteur

Guide culturel de l'Iran, Téhéran, 2006 [Nouveau]

La peinture persane, Les Deux Océans, 2006

L'Art chrétien de l'image. La ressemblance de Dieu, Les Deux Océans, 2005

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"Tout s'efface : l'eau des rivières passe sans s'expliquer ; les nuages rythment les paysages de leur évanescence. Comme cette nature, le saint va et vient, sans s'attacher et sans être pris. Et pourtant, son être est plus vaste que la terre et la ciel, plus uni que la communauté du monde, plus jade que jade. Le saint est tellement humain qu'il en est incompréhensible, et tellement au-dehors de l'humanité que plus personne ne le remarque. Une âme ordinaire est de la glaise que la société et les passions modèlent, mais le saint est de l'eau sans terre. Il est transparent - et donc invisible - à force de pureté. Rien ne peut régir sa liquidité intérieure ou embrasser son intuition. Nul adjectif ne peut venir à sa rencontre, et de lui non plus, aucune parole ne nous aide à le comprendre. L'homme saint ne se préoccupe ni de soi ni de rien : seul le concerne le Tao que l'on ne peut nommer. Beaucoup d'hommes ne sont rien parce qu'ils cherchent à vouloir être quelqu'un ; en n'étant personne, le saint est l'univers de tous. Un arbre n'a besoin d'aucun regard pour exister : le saint non plus, et c'est pourquoi sa vision pénètre tout, crée le monde, et diffuse le Vide."

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[ Extrait ]

Au cœur de l'Illumination

Étant donné la solidarité de la spiritualité et de la peinture, on ne s'étonnera pas de la relation étroite entre la voie du cœur et les vertus de l'art. L'art occidental n'est pas sorti de cette question : un génie artistique peut-il avoir un caractère ignoble, et peut-on créer de la beauté malgré la laideur de son âme ?

      En Extrême-Orient, il y a corrélation entre la qualité de l'âme et la qualité des œuvres. Ce rapport ne se situe par sur un plan éthique, il est ontologique. Pour refléter le Vide comme un miroir, le cœur doit être sans ego. Lorsque l'âme ne se sait plus âme, la vraie intelligence peut éclore, celle qui humanise une intuition transpersonnelle du Vide. La plupart des artistes occidentaux demeurent dans les couches superficielles de leur intelligence et de leur talent. A cause de leur individualisme, les profondeurs de leur personnalité leur échappent et les abandonnent. Ils vivent à la surface d'eux-mêmes, et les critiques d'art se débattent dans la même superficie.

      En Chine, au Japon, et pas seulement il y a plusieurs siècles, encore aujourd'hui dans certains milieux, la peinture n'est pas seulement un savoir-faire ou un savoir-être, c'est une Vertu, une Destinée. Tout le monde a un destin, mais tout le monde n'en fait pas une voie. Une telle vocation n'est pas décidée par l'homme, elle préexiste dans le Vide. Elle est un mandat du Ciel et de la Terre. Une destinée spirituelle ne se choisit pas. Elle se manifeste souverainement lorsque l'on ne pense plus à organiser soi-même sa vie, à créer son destin. Il faut se laisser aller au Vide. Alors on peut enfin se trouver et la voie de notre vie sort du secret pour nous modeler sous nos yeux. Lorsque l'on renonce à être le comédien de son ego, on atteint la pièce de notre vraie réalité. En cessant de vivre pour soi, l'univers s'offre, complice et intime.

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Le Vide en peinture

Les dix milles êtres sont le Plein, ce que le peintre peut représenter. Nous arrivons à l'exprimable. Pour que le peintre peigne, il fallait d'abord que le Vide en ait la première idée. Le premier coup de pinceau revient toujours à l'Invisible, la première parole à l'Indicible.

      La peinture montre alors la Création en mouvement : la relation du Plein et du Vide et le rythme du yin et du yang. Comment ? D'abord par l'absence d'images. En effet, le meilleur symbole du Vide, ou le moins mauvais, est le vide : ce peut être le silence, l'insipidité de l'eau, la virginité du papier ou de la soie, la quiétude du cœur. Pour le peintre, tout commence par une surface immaculée, sur laquelle son pinceau va contempler, danser et respirer. Avant même toute peinture, une analogie relie l'art à la Création : l'univers émane du Vide, comme la peinture « sort » de la blancheur du papier ou de la soie. Le support vierge du peintre témoigne de la Mère invisible du visible.

      Ensuite, par l'image. Le signe le plus évident de la création est la visibilité. Aussi, ce que le peintre fait apparaître avec l'encre représente le Plein, le cosmos, ce qui est engendré par le Vide.

      D'où le principe fondamental de l'esthétique des peintures en noir et blanc : l'embrassement du plein et du vide, c'est-à­-dire le rapport entre les espaces peints et les espaces non peints. La partie visible de l'image est dite pleine, alors que la soie laissée vierge est dite vide. A l'intérieur même du paysage, on opère une distinction entre les divers dégradés de l'encre. Celle-ci peut être plus ou moins noire, comme pour les montagnes ou les troncs d'arbre, ou plus ou moins claire, comme pour les brumes ou l'eau. Ces tonalités de l'encre ont pour charge de montrer l'union du yin et du yang, puis le rapport du Plein et du Vide. Une encre très noire est yin ; une encre presque insipide est yang. Entre ces extrêmes, les nuances de gris déploient la palette des combinaisons de yin et de yang. Toute chose est un mélange de féminin et de masculin, d'ombre et de lumière, d'intimité et d'apparence : tout trait d'encre est de même une clarté obscure ou une claire obscurité.

      L'encre montre aussi les degrés de présence du Vide dans le Plein, de l'Invisible dans le visible. Une encre noire est pleine : elle représente la matérialité du monde. Elle souligne la densité du monde visible, tout en montrant l'invisibilité du Vide, puisque l'obscurité cache la clarté. Une encre très claire tend au vide : elle marque la présence de l'Immatériel. Elle fait alors transparaître le Vide qui habite la création. Les nuances de l'encre manifestent différents états de la réalité, oscillant entre l'opacité du terrestre et le mystère du Vide. Une encre qui s'éclaircit, c'est le visible qui se retire dans l'Invisible. Une encre qui s'épaissit, c'est l'Invisible qui se fait visible en se matérialisant.

      L'équilibre visuel repose sur ce subtil dosage de plénitude et de vacuité. Il ne s'agit pas de juxtaposer l'une et l'autre, car alors plein et vide, obscurité et clarté ne communiqueraient pas, et ne seraient que deux espaces hétérogènes, l'un trop peint, l'autre à l'abandon. Il faut au contraire que le vide habite le plein, par exemple que des nuages clairs (et donc vides) habillent des montagnes trop sombres (et donc trop pleines) ; inversement, lorsqu'une montagne est trop ténue et éthérée, il faut la rendre pleine, en l'habillant avec des pavillons ou un temple. De même, le fond nu de la soie ne doit pas sembler artificiellement vide : l'endroit qui n'a pas été touché par le pinceau doit être habité par une intention spirituelle, tout comme les parties peintes rendent visibles les idées. Même s'il n'est pas peint, l'espace entre deux traits doit être habité du souffle. Le peintre ne peint pas qu'avec de l'encre : il œuvre aussi avec les vides. Dans l'art des jardins, un même contraste de vides et de pleins modèle la nature acclimatée par l'homme : les arbres et les pierres (les pleins) se détachent sur le ciel ou un mur blanc, qui manifestent le grand Vide d'où tout se montre et se cache.

      Autrement dit, les jeux d'encre doivent être pleins de vide, les espaces sans image vides de plein. Le vide doit être présent dans son absence, le plein absent dans sa présence. Le symbole du yin-yang résume cette loi :

      Point noir sur point blanc : c'est l'encre pleine sur la soie vide. Point blanc sur point noir : c'est la partie non peinte (vide) dans le sein de la peinture (pleine).

      Si la spiritualité a pu s'épanouir au mieux dans des peintures sans couleurs, c'est que le noir et blanc stylise l'intelligence, concentre l'âme, étend le cœur entre le yin (noir) et le yang (blanc). La couleur complexifie, alors que les dégradés de noirs simplifient sans appauvrir. Du noir noir au blanc à peine sombre, se tiennent tous les alliages du yin et du yang, et toutes les promiscuités du Plein et du Vide.