"Tout
s'efface : l'eau des rivières passe sans s'expliquer
; les nuages rythment les paysages de leur
évanescence. Comme cette nature, le saint va et
vient, sans s'attacher et sans être pris. Et
pourtant, son être est plus vaste que la terre et la
ciel, plus uni que la communauté du monde, plus jade
que jade. Le saint est tellement humain qu'il en est
incompréhensible, et tellement au-dehors de
l'humanité que plus personne ne le remarque. Une âme
ordinaire est de la glaise que la société et les
passions modèlent, mais le saint est de l'eau sans
terre. Il est transparent - et donc invisible - à
force de pureté. Rien ne peut régir sa liquidité
intérieure ou embrasser son intuition. Nul adjectif
ne peut venir à sa rencontre, et de lui non plus,
aucune parole ne nous aide à le comprendre. L'homme
saint ne se préoccupe ni de soi ni de rien : seul le
concerne le Tao que l'on ne peut nommer. Beaucoup
d'hommes ne sont rien parce qu'ils cherchent à
vouloir être quelqu'un ; en n'étant personne, le
saint est l'univers de tous. Un arbre n'a besoin
d'aucun regard pour exister : le saint non plus, et
c'est pourquoi sa vision pénètre tout, crée le
monde, et diffuse le Vide."
*
[ Extrait ]
Au cœur de
l'Illumination
Étant donné
la solidarité de la spiritualité et de la peinture,
on ne s'étonnera pas de la relation étroite entre la
voie du cœur et les vertus de l'art. L'art
occidental n'est pas sorti de cette question : un
génie artistique peut-il avoir un caractère ignoble,
et peut-on créer de la beauté malgré la laideur de
son âme ?
En Extrême-Orient, il y a corrélation entre la
qualité de l'âme et la qualité des œuvres. Ce
rapport ne se situe par sur un plan éthique, il est
ontologique. Pour refléter le Vide comme un miroir,
le cœur doit être sans ego. Lorsque l'âme ne se sait
plus âme, la vraie intelligence peut éclore, celle
qui humanise une intuition transpersonnelle du Vide.
La plupart des artistes occidentaux demeurent dans
les couches superficielles de leur intelligence et
de leur talent. A cause de leur individualisme, les
profondeurs de leur personnalité leur échappent et
les abandonnent. Ils vivent à la surface
d'eux-mêmes, et les critiques d'art se débattent
dans la même superficie.
En Chine, au Japon, et pas seulement il y a
plusieurs siècles, encore aujourd'hui dans certains
milieux, la peinture n'est pas seulement un
savoir-faire ou un savoir-être, c'est une Vertu, une
Destinée. Tout le monde a un destin, mais tout le
monde n'en fait pas une voie. Une telle vocation
n'est pas décidée par l'homme, elle préexiste dans
le Vide. Elle est un mandat du Ciel et de la Terre.
Une destinée spirituelle ne se choisit pas. Elle se
manifeste souverainement lorsque l'on ne pense plus
à organiser soi-même sa vie, à créer son destin. Il
faut se laisser aller au Vide. Alors on peut enfin
se trouver et la voie de notre vie sort du secret
pour nous modeler sous nos yeux. Lorsque l'on
renonce à être le comédien de son ego, on atteint la
pièce de notre vraie réalité. En cessant de vivre
pour soi, l'univers s'offre, complice et intime.
*
Le Vide en peinture
Les dix milles êtres sont le
Plein, ce que le peintre peut représenter. Nous
arrivons à l'exprimable. Pour que le peintre
peigne, il fallait d'abord que le Vide en ait la
première idée. Le premier coup de pinceau
revient toujours à l'Invisible, la première
parole à l'Indicible.
La
peinture montre alors la Création en mouvement :
la relation du Plein et du Vide et le rythme du
yin et du yang. Comment ? D'abord par l'absence
d'images. En effet, le meilleur symbole du Vide,
ou le moins mauvais, est le vide : ce peut être
le silence, l'insipidité de l'eau, la virginité
du papier ou de la soie, la quiétude du cœur.
Pour le peintre, tout commence par une surface
immaculée, sur laquelle son pinceau va
contempler, danser et respirer. Avant même toute
peinture, une analogie relie l'art à la Création
: l'univers émane du Vide, comme la peinture «
sort » de la blancheur du papier ou de la soie.
Le support vierge du peintre témoigne de la Mère
invisible du visible.
Ensuite, par l'image. Le signe le plus évident
de la création est la visibilité. Aussi, ce que
le peintre fait apparaître avec l'encre
représente le Plein, le cosmos, ce qui est
engendré par le Vide.
D'où le principe fondamental de l'esthétique des
peintures en noir et blanc : l'embrassement du
plein et du vide, c'est-à-dire le rapport entre
les espaces peints et les espaces non peints. La
partie visible de l'image est dite pleine, alors
que la soie laissée vierge est dite vide. A
l'intérieur même du paysage, on opère une
distinction entre les divers dégradés de
l'encre. Celle-ci peut être plus ou moins noire,
comme pour les montagnes ou les troncs d'arbre,
ou plus ou moins claire, comme pour les brumes
ou l'eau. Ces tonalités de l'encre ont pour
charge de montrer l'union du yin et du yang,
puis le rapport du Plein et du Vide. Une encre
très noire est yin ; une encre presque insipide
est yang. Entre ces extrêmes, les nuances de
gris déploient la palette des combinaisons de
yin et de yang. Toute chose est un mélange de
féminin et de masculin, d'ombre et de lumière,
d'intimité et d'apparence : tout trait d'encre
est de même une clarté obscure ou une claire
obscurité.
L'encre montre aussi les degrés de présence du
Vide dans le Plein, de l'Invisible dans le
visible. Une encre noire est pleine : elle
représente la matérialité du monde. Elle
souligne la densité du monde visible, tout en
montrant l'invisibilité du Vide, puisque
l'obscurité cache la clarté. Une encre très
claire tend au vide : elle marque la présence de
l'Immatériel. Elle fait alors transparaître le
Vide qui habite la création. Les nuances de
l'encre manifestent différents états de la
réalité, oscillant entre l'opacité du terrestre
et le mystère du Vide. Une encre qui
s'éclaircit, c'est le visible qui se retire dans
l'Invisible. Une encre qui s'épaissit, c'est
l'Invisible qui se fait visible en se
matérialisant.
L'équilibre visuel repose sur ce subtil dosage
de plénitude et de vacuité. Il ne s'agit pas de
juxtaposer l'une et l'autre, car alors plein et
vide, obscurité et clarté ne communiqueraient
pas, et ne seraient que deux espaces
hétérogènes, l'un trop peint, l'autre à
l'abandon. Il faut au contraire que le vide
habite le plein, par exemple que des nuages
clairs (et donc vides) habillent des montagnes
trop sombres (et donc trop pleines) ;
inversement, lorsqu'une montagne est trop ténue
et éthérée, il faut la rendre pleine, en
l'habillant avec des pavillons ou un temple. De
même, le fond nu de la soie ne doit pas sembler
artificiellement vide : l'endroit qui n'a pas
été touché par le pinceau doit être habité par
une intention spirituelle, tout comme les
parties peintes rendent visibles les idées. Même
s'il n'est pas peint, l'espace entre deux traits
doit être habité du souffle. Le peintre ne peint
pas qu'avec de l'encre : il œuvre aussi avec les
vides. Dans l'art des jardins, un même contraste
de vides et de pleins modèle la nature
acclimatée par l'homme : les arbres et les
pierres (les pleins) se détachent sur le ciel ou
un mur blanc, qui manifestent le grand Vide d'où
tout se montre et se cache.
Autrement dit, les jeux d'encre doivent être
pleins de vide, les espaces sans image vides de
plein. Le vide doit être présent dans son
absence, le plein absent dans sa présence. Le
symbole du yin-yang résume cette loi :
Point noir sur point blanc : c'est l'encre
pleine sur la soie vide. Point blanc sur point
noir : c'est la partie non peinte (vide) dans le
sein de la peinture (pleine).
Si
la spiritualité a pu s'épanouir au mieux dans
des peintures sans couleurs, c'est que le noir
et blanc stylise l'intelligence, concentre
l'âme, étend le cœur entre le yin (noir) et le
yang (blanc). La couleur complexifie, alors que
les dégradés de noirs simplifient sans
appauvrir. Du noir noir au blanc à peine sombre,
se tiennent tous les alliages du yin et du yang,
et toutes les promiscuités du Plein et du Vide.
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