Dimension métaphysique du Retour

SOMMAIRE

Éphèse - A propos d'Éphèse - La Maison de la Vierge - La Caverne

Le temps qui devient espace

Retourner signifie pour le pèlerin quitter le visible pour l’invisible, la géographie physique pour une géographie spirituelle. On peut dire que le retour est le moment où, pour le pèlerin, le temps devient espace. Il s’agit très exactement de l’expérience des Sept Dormants lorsqu’ils prirent refuge dans la Caverne et qu’ils s’endormirent dans « le sein de Dieu ». Ils échappèrent ainsi au temps pour pénétrer dans « l’espace des mondes et des intermondes suprasensibles ». Leur résurrection temporaire apparaît une preuve de ce que notre temps historique est une prison où les hommes sont « emmurés vivants » et dont ils ne peuvent s’échapper qu’en franchissant les limites du temps, qu’en laissant le temps devenir espace.

La dimension gnostique

Les Sept jeunes gens d'Éphèse fuyant la persécution de Dace, l'empereur impie, symbolisent, en effet, l'exilé dans son désir d'échapper à la "cité inique", autrement dit le gnostique s'émancipant de sa prison terrestre : "Si tu veux te délivrer en même temps que ton frère, ne tardez pas à vous résoudre au voyage" (12), écrit le philosophe persan Sohrawardî (1155-1191), dans son Récit de l’Exil occidental. Or, voici que, parvenus, au pied du djebel Saber, les Sept rencontrent un puits qui s'ouvre sur les profondeurs de la montagne. C’est "le seuil du mystère". L'ascension des Sept jeunes gens correspond à l'intention du pèlerin de l'exil occidental : "Notre projet était de gravir la montagne du Sinaï, afin de visiter l'Oratoire de notre père" (15). Lorsque, après avoir traversé la montagne, « quand toute la distance eut été parcourue" (36), les Sept parviennent à la Caverne, ils ont atteint le terme de leur itinéraire.

  Quant au pèlerin qui a atteint « le seuil du mystère » et qui a commencé de gravir la montagne, il se dirige désormais, comme les Sept jeunes gens de la Caverne, vers l’Orient, naturellement l’Orient métaphysique, et il est guidé dans sa marche par une Étoile.

L’Étoile du Yémen

L'Orient métaphysique, a été assimilé au Yémen par nombre de penseurs et de poètes visionnaires. Ainsi Nerval : "Où vas-tu, me dit-il. - Vers l'Orient!" Et pendant qu'il m'accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une Étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée" (Aurélia). Il s'agit de la même Étoile qui avait guidé quelques siècles plus tôt Sohrawardî: "La Balance resta en équilibre lorsque l'Étoile du Yémen se leva d'au-delà certains nuages ténus" (34) (Sohrawardî, Récit de l'Exil occidental, cf. Henry Corbin, L'Archange empourpré, Fayard, 1986, pp. 288-294). Que cette étoile se tienne au-dessus des sommets du Yémen, c'est ce qu'affirmera aussi Nerval : "Sur le pic le plus élevé des montagnes d'Yémen on distingue un(e) cage dont le treillis se découpe sur le ciel. Un oiseau merveilleux y chante ; - c'est le talisman des âges nouveaux" (Aurélia, fragments manuscrits). Ainsi d'ailleurs que Sohrawardî : "Or, voici que pendant une nuit de pleine lune, nous vîmes la huppe entrer par la fenêtre et nous saluer. Dans son bec, il y avait un message écrit, provenant "du côté droit de la vallée, dans la plaine bénie, du fond d'un buisson" (c'est-à-dire du Yémen)" (9).

            Le Yémen symbolise l'Orient, au sens métaphysique du mot, il est le "côté droit" de la vallée où Moïse s'entendit appelé par Dieu depuis le Buisson ardent, selon le Coran : "Quand il y fut arrivé, on l'appela du côté droit de la vallée dans la contrée bénie et du milieu de l'arbre : "O Moïse! Je suis, en vérité, le Seigneur des Mondes!" (XXVIII, 30). Il est le monde de l'Ange, ce lieu où se lève Suhayl, l'Étoile du Yémen, guidant l'expatrié hors de son expatriement, vers sa patrie d'origine: "Pendant le sommeil, grâce à la démission des sens, nous pouvons contempler quelque chose du monde de l'ange… Alors nous éprouvons la nostalgie de notre patrie, car nous aussi, nous appartenons à ce monde-là."

            Les Sept Jeunes gens s’endorment alors dans la Caverne et le pèlerin à son tour, une fois entré dans la caverne, s’endormira et veillera à la fois, poursuivant son chemin dans son propre cœur. C’est le « chemin mystérieux qui mène vers l’intérieur », dont parle le poète romantique allemand Novalis.  

               Sohrawardî

              "Je sortis des grottes et des cavernes, écrit Sohrawardî, et j'en finis avec les vestibules : je me dirigeai droit vers la source de la Vie. Voici que j'aperçus le Grand Rocher à la cime du mont semblable à la Sublime Montagne" (37). Devant la Caverne des Sept Jeunes Gens se découvrent à la fois la source du Kawthar et le djabel al-'Arous, le mont de la Fiancée mystique, point culminant du djebel Saber, "la Sublime Montagne". Sohrawardî continue en ces termes : "J'interrogeai les poissons qui étaient rassemblés en la Source de la Vie, jouissant du calme et de la douceur à l'ombre de la Cime sublime. "Cette haute montagne, demandai-je, quelle est-elle donc? Et qu'est-ce que ce Grand Rocher?" (37). Alors l'un des poissons "choisit pour son chemin dans la mer un certain courant" (Cor. XVIII, 60). Il me dit : "Cela, c'est ce que tu désiras si ardemment ; cette montagne est le mont Sinaï, et ce rocher est l'oratoire de ton père. - Mais ces poissons, dis-je, qui sont-ils? - Ce sont les semblables à toi-même. Vous êtes les fils d'un même père. Épreuve pareille à la tienne les avait frappés. Ce sont tes frères" (38).

              Parmi ces frères se trouvent les sept Jeunes Gens d'Éphèse, même si tout le temps de leur sommeil miraculeux ils se sont tenus à distance du Rocher d'Émeraude. C'est un autre miracle que le Seigneur des Mondes les ait fait quitter un monde rempli d'iniquités avant l'heure qui leur était assignée pour mourir. Mais c'était afin qu'ils découvrent, durant leur sommeil, les réalités du monde de l'Ange. Leur Réveil symbolise dès lors l'accès à cet "oratoire du père" qui est le djebel al-'Arous. Dans la même perspective on se rappellera que la grande mystique Sainte Gertrude, dans une vision célèbre, verra Saint Jean, le disciple que Jésus aimait, nageant dans l'Océan de la divinité, "comme un petit poisson, avec une ineffable jouissance et en toute liberté". Si l'on rapproche cette vision, du fait que le disciple bien-aimé a son tombeau à Éphèse et qu'une mystique allemande, dont nous reparlerons, Anne-Catherine Emmerick, a vu Saint Jean dans un lieu entre le ciel et la terre, on comprendra qu'il y a là rien de moins qu'une perception commune aux visionnaires chrétiens et musulmans du monde intermédiaire. Quant à al-Khidr, le guide de Moïse, dans la sourate Al-Khaf, il affirme, selon Abdûl Karîm Gilî : "Je suis le guide du poisson dans la mer de la divinité".  

            La nostalgie du paradis perdu

           Enfin, après avoir traversé l’Océan de la divinité, le pèlerin retournera un jour chez lui, en Occident, mais ce sera avec la nostalgie du paradis perdu, de cette patrie qui est sienne au-delà de toute patrie terrestre, cet Orient métaphysique où se trouve ses frères. La quête du pèlerin, en effet, ne s'achève pas avec le réveil des Jeunes Gens qui, selon la tradition, purent entrer dans la mort après qu'ils eurent porté témoignage de la résurrection des morts. Il faut, en effet, à l'exilé qu'il retourne dans le monde occidental, en d'autres termes qu'il ne quitte pas le Yémen avant que ne lui soient communiquées deux nouvelles d'importance : "La première c'est qu'une fois retourné à la prison, il te sera possible de revenir de nouveau vers nous et de monter facilement jusqu'à notre paradis, quand tu le voudras. La seconde, c'est que tu finiras par être délivré totalement : tu viendras te joindre à nous, abandonnant complètement et pour toujours le pays occidental" (41).