Une lettre d'Armel Guerne à
"Pérégrine"
Chère Pérégrine,
Le
paquet de livres est arrivé ce matin, m'apportant exactement ce qui me
manquait encore pour compléter ma documentation, et ces quatre jours
depuis votre lettre n'ont pas suffi à m'accoutumer à la nouvelle de la
mort du Docteur Emerit *, que je ne savais même pas malade. Et pourtant,
par moments, quand je parviens à ne pas trop remuer ma tristesse, le
chagrin personnel et cette peine plus grande que soi qui laisse le
sentiment d'avoir un ami de moins, encore un ! au milieu de ce monde
hostile toujours plus, il me vient comme une bouffée de joie en pensant
qu'un homme comme lui s'en va pour se loger à sa vrai place, en des lieux
où la vérité fait que le meilleur peut définitivement l'emporter sur le
pire. Il me semble parfois qu'on n'a pas su vraiment aimer ses vrais amis
si on ne les envie pas un tout petit peu une fois qu'ils sont morts. J'ai
mis plus de deux ans avant d'y arriver pour Bernanos - et encore est-ce
quand le chagrin de son absence n'engloutit pas tout ; mais je m'y tiens
quotidiennement avec François, Gilbert, Denise, Antoine et tous les autres
de ce temps-là *. La rage de la médiocrité
contre toute grandeur et le triomphe confirmé de l'imbécillité contre
toute forme d'intelligence, tout effort en l'honneur de la vie au lieu du
seul profit, cela s'est toujours accompli, sans doute, mais cela se voit
trop uniquement désormais, trop crûment. Les meilleurs y succombent. Et
c'est un peu pour soi que l'on soupire d'aise avec eux, quand un jour ils
sont morts et n'ont plus l'occasion de succomber. Le pays d'Emerit n'était
pas forcément celui du grand courage, mais l'espérance en lui est restée
la plus forte. Et cela fait du bien d'y penser avec espérance. Ne
trouvez-vous pas ?
Que vous alliez
en Espagne par Bordeaux ou par Toulouse, votre voyage ne vous fera pas
passer loin du moulin. Vos amis ne voudraient-ils pas faire le crochet ?
Seulement pour y respirer, une fois, le paysage... Ce serait si facile.
Merci, vraiment, pour les livres qui vous reviendront après le 15 mai. La
bulle dans mon estomac ? Je n'ai pas l'impression d'un progrès quelconque
et je ne mange presque pas, incroyablement peu, en tout cas, mais je me
porte bien. En somme, il est beaucoup plus difficile de vieillir que de
vivre, jusqu'à un certain point. Mais quelle lessive intérieure depuis
qu'ont été publiés les Jours de l'Apocalypse ! Oh ! là, là !
Le Nerval ne
sortira qu'en septembre.
Je vous embrasse
Au Vieux Moulin, le 25 mars 1968.
* Jacques Emile Emerit,
acuponcteur, auteur d'ouvrages sur cette science, ami intime des Guerne
qui le tenaient en très haute estime. Son oeuvre, republiée intégralement
dans les années 80, mérite la plus grande attention. Il fut probablement
l'un des rares médecins à avoir pénétré les secrets du vieil art chinois
des aiguilles.
* Allusion aux compagnons
déportés et exécutés du réseau Prosper dont Guerne fut le second jusqu'à
son arrestation par la Gestapo, le 1er juillet 1943. Ce réseau fut le plus
important des quelque 95 autres que les Britanniques mirent sur pied en
France pendant la 2ème guerre mondiale. "François", Francis Suttil, chef
du réseau et grand ami de Guerne. "Gilbert", Gilbert Norman, un autre
Anglais, lui aussi très assidu à l'appartement des Guerne. "Antoine",
France Antelme. "Denise", Andrée Borrel.
Notes de Charles Le Brun |