Brûlé par ses mythes et par son désir
transfigurant; impatient, enracinant toujours sa vision personnelle dans
son expérience profonde, dans sa vie intérieure, le voyant Novalis
apparaît aux yeux de plusieurs comme le romantique par excellence en nous
donnant Les Hymnes à la Nuit. Il est l'éveillé
parce que son esprit n'est vraiment préoccupé que de la présence de Dieu.
Dans les pas de Klopstock, considéré comme le premier grand poète
allemand, il célèbre avec ses Disciples à Sais (1792) un amour
religieux de la Nature. Imprégné d'un autre réel, il ignore les tensions,
les conflits et le travail du mal. Mozart lui-même n'avait pas été aussi
angélique. «À un certain niveau de conscience, affirme Novalis, il
n'existe plus déjà aucun mal.» Le désespoir ne se manifeste dans son
oeuvre qu'un court instant, au début de la deuxième partie de
l'Ofterdingen. Ce voyage initiatique, ou cette romantisation
qui est une «élévation à la puissance qualitative», prend le sens
pénétrant d'une quête de l'unité et de l'amour.
Novalis remarque : «Où se fait le contact
du monde du dedans et du monde extérieur, là est le siège de l'âme.» Là
nous «demeurons en harmonie avec les rythmes cosmiques et fidèles à notre
origine divine». Et le rêve, par nature, facilite un retour aux sources de
la vie en nous. Steffens croit même que le «sommeil est le profond retour
de l'âme en elle-même ». En ce sens, la mort dissout l'individualité. Elle
accomplit l'aspiration à se réintégrer dans le Tout, dans la grande unité
perdue. Elle est un commencement. Mais c'est à partir d'ici-bas que nous
devons prendre notre envol, à partir de notre incarnation. Novalis
retranscrit dans son journal la réflexion suivante de
François Hemsterhuis : «Il faut secouer
l'écorce matérielle; il faut la mort. Combien de développements, combien
de morts il faut à l'âme pour qu’elle parvienne à la plus grande
perfection dont son essence soit susceptible! Il nous suffit de savoir que
c'est dès cette vie que nous prenons notre essor, que la mort ne
change pas notre direction prise et qu’elle ne fait qu'accélérer les
mouvements de l'âme dans cette direction qui dépend entièrement de
l'énergie de l'être libre.» Est-ce que notre époque, dans sa propre
dynamique, ne paraît pas sourde à une pareille ouverture spirituelle?
A propos des Hymnes à la Nuit
Les Hymnes à la Nuit
sont le récit d'une conversion au monde
visible du coeur, là où la Bien-Aimée, le Christ et le Paradis sont la
Patrie et déjà l'âge d'or futur. Par antithèse, par transmutation, Novalis
a nommé un pareil monde, celui de la Nuit. En fait, c'est un monde très
près de l'univers spirituel de Plotin, un monde qui n'est autre que celui
du moi le plus profond. J'ai la conviction que cette Nuit n'a aucun
rapport avec la nuit d'un «Satan expulsé de l'abîme diabolique», ni avec
celle des romantiques qui viendront (ils se sont mépris sur l'expérience
de Novalis), et encore moins avec celle plus ambiguë des surréalistes. La
Nuit de Novalis, évidemment, n'a aucun lien avec les poèmes consacrés à la
nuit et aux cimetières qui ont été écrits avant les siens. Là ne réside
pas sa tradition. Elle leur emprunte tout au plus quelques images de la
nuit physique. La Nuit de Novalis n'a plus aucune relation avec la force
obscure du chaos, ni avec le gouffre des pulsions, ni avec la «ténébreuse
démence». Nous pourrions dire, paradoxalement, que rien n'est plus diurne
que cette Nuit, ni plus clair ni plus transparent. Elle est la Nuit
illuminante, l'espace de la communion essentielle. Elle m'apparaît comme
l'image renversée (par antithèse poétique), intériorisée de la lumière
spirituelle. Elle est la Lumière des «yeux invisibles ». Considérer
Novalis comme un nocturne, dans le sens où le poète surréaliste est
hypnotisé par le monde souterrain, le réveil de l'inconscient, me semble
une erreur de lecture. Je ne comprends d'ailleurs pas comment les
surréalistes ont pu se réclamer avec conviction de Novalis. Les Hymnes ne
sont pas plus nocturnes que l’Ave Verum ou le Lacrymosa de
Mozart.
|