La lumière – la Nuit – l’Éther : chacun correspond
respectivement à l’Occident, à l’Orient et à l’Orient de l’âme,
ou, en d’autres termes, au monde terrestre, au paradis terrestre et au
paradis céleste, ou encore, pour reprendre une autre terminologie, au
monde physique, au Monde des âmes et au Monde des Intelligences. Quelle
que soit la formulation, on retrouve ce lieu où nous vivons et où nous
mourrons qui est notre « exil » et qui est réellement un
« occident » par rapport à un « orient » qui
est, lui, notre vraie patrie. On retrouve pareillement l’idée d’un
cheminement de cet « occident » jusqu’à l’Orient, qui
est un pèlerinage, une sorte de quête nostalgique de ce monde-là qui
nous est familier, en quelque sorte parce que nous y avons vécu, parce
que nous en venons. De ce pèlerinage, Novalis nous dit, le tenant de sa
propre expérience de la mort de Sophie : « « Lointain
et harassant fut mon pèlerinage au Saint-Tombeau, et pesante, la Croix »
(Hymnes à la Nuit, IV). On retrouve enfin l’idée d’une
ascension, vers le haut, vers cet Orient de l’âme qui est l’horizon
de l’âme parvenue, au terme de son itinéraire initiatique, de son
cheminement, à son Orient. C’est bien ce qu’exprime Novalis,
d’une part lorsqu’il écrit : « Je le sais à présent,
quand se fera le dernier matin : - lorsque la Nuit et l’Amour ne
seront plus effarouchés par la lumière » et d’autre part quand
il annonce, à propos de Henri d’Ofterdingen : « Il
faut voir dans mon roman l'antipathie envers la lumière et l'ombre, la
nostalgie de l'Éther clair, chaud et pénétrant » (18 juin
1800). Cet « Éther » appartient au Monde des Intelligences,
à l’Orient de l’âme, tout de même que « le ciel de la Nuit
et sa lumière, la Bien-aimée » participent du Monde des âmes.
Ce qui paraît exemplaire dans l’expérience intérieure de
Novalis, c’est que le retour de l’Orient de l’initié n’est pas
vécu comme un « exil occidental », mais que le monde
terrestre où l’initié est forcé de revenir s’en trouve transfiguré.
Autrement dit, l’initié a désormais ses racines dans le Ciel, au-delà
du paradis terrestre, et lorsqu’il retourne dans le monde terrestre,
il accomplit finalement une descente – qui est exactement équivalente
à l’ascension de l’initié en direction du paradis céleste – et
les Âmes célestes aussi sont descendues du monde des Intelligences
pour peupler le monde des âmes, l’Orient : « Un homme
qui devient esprit, c’est en même temps un esprit qui devient corps.
Cette sorte supérieure de mort, si j’ose m’exprimer ainsi, n’a
rien à voir ni à faire avec la mort ordinaire : ce sera quelque
chose que nous pouvons appeler transfiguration » (frag. 65
des Études de Freiberg). Pour l’initié, le monde terrestre devient
donc un monde transfiguré par l’expérience même de son
ascension vers le paradis céleste : « Celui à qui il est
devenu clair, un jour, que le monde est le Royaume de
Dieu, celui que cette immense conviction a pénétré une fois de sa
plénitude infinie : celui-là s’en ira consolé dans les sombres
chemins de la vie et en regardera les orages et les périls avec une
profonde sérénité divine » (16 avril 1800).
Les Hymnes à la Nuit – dont la version manuscrite est
achevée au début de l’année 1800, seront publiées au mois d’août
dans le dernier numéro de l’Athénäum, la revue de Friedrich
Schlegel. Cette œuvre décrit sur le mode poétique
les expériences intérieures de Novalis depuis la mort de Sophie – on
a vu que le troisième Hymne était la transcription de « l’illumination »
du 13 mai 1797. Le premier de ces Hymnes est consacré à
l’initiation des « fidèles » de la Nuit – « Ils
sont célestes, les Yeux que la Nuit a ouvert en nous » - et à
l’Amour : « Tu me fus envoyée – ô tendre Bien-Aimée
– adorable soleil de la Nuit – à présent, oui, je veille –car je
suis tien et mien – tu m’as donné révélation de la Nuit source de
la vie – de moi, tu as fait un homme accompli ». C’est du Royaume
de la Nuit qu’il est question dans le second Hymne, royaume qui
est « hors le temps et l’espace », paradis terrestre qui
est aussi le cœur de la Bien-Aimée. L’accès à ce paradis est le
sommeil, « sommeil sacré » : « Ils ne
pressentent pas que, te levant des légendes anciennes, tu t’avances
vers nous, ouvrant le ciel, et tu portes la clef qui ouvrent les
demeures de la béatitude, silencieux messager des infinis mystères ! ».
La Lumière ayant « chuté »,
en s’étant opposée au « glorieux ciel ancien », elle
n’éclaire plus que le monde terrestre – et ce monde est souffrance
– : « Je connais, aux souffrances sauvages, quel est ton éloignement
de notre vraie patrie, ton opposition au glorieux ciel ancien ».
La Nuit, elle, symbolise le paradis terrestre, et elle donne accès à
lui. La Nuit est donc le monde de l’âme, l’Orient – et ce
monde-ci est félicité. On y parvient par la réponse que l’on
donne à sa propre vocation à l’Amour. Telle est le sens de « l’illumination »
qui préside au troisième des Hymnes à la Nuit, de ce premier et
« unique rêve » - « et depuis lors, à jamais, je
sens en moi une foi éternelle, immuable, en le ciel de la Nuit et sa
lumière, la Bien-Aimée. »
Avec le quatrième commence l’ascension du poète vers le
paradis céleste, l’Orient de l’âme. Mais déjà, il faut considérer
le centre – en termes de géographie mystique – du paradis
terrestre, de l’Orient. Ce centre de l’expérience intérieure de
Novalis est la tombe de Sophie, « ce haut lieu au pied duquel
vient se briser le flot du temporel ». C’est le lieu de la
Source de Vie, première étape du cheminement initiatique précédant
« l’illumination » – « Mais l’onde de cristal, -
les sens vulgaires ne la perçoivent point – l’onde qui prend sa
source au cœur du tertre ténébreux. » Car la tombe terrestre
marque la frontière entre le monde terrestre et le Monde de l’âme :
« Celui qui, se dressant sur ces sommets aux frontières du monde,
a plongé ses regards dans la patrie nouvelle, dans le domaine de la
Nuit, - en vérité, celui-là ne redescend plus aux lumières du monde,
dans la patrie où la lumière habite, en sa perpétuelle agitation. »
Mais aussi cette tombe – ce tertre lorsqu’il est éclairé et non
plus ténébreux – est une tombe dans le Ciel, seuil et frontière
entre le Monde de l’âme et le Monde des Intelligences.
Au-delà de la tombe dans le ciel commence alors la voie
ascensionnelle qui conduit au paradis céleste, à l’Orient de l’âme,
depuis cette « patrie nouvelle » qu’est « le domaine
de la Nuit ». C’est par sa fidélité au ciel de la Nuit et à
la Bien-Aimée que le poète, le fidèle d’amour, progresse
vers les états supérieurs. C’est depuis le secret de son cœur
qu’il s’élève. Si le monde créé est divin, le monde céleste est
Dieu, l’horizon occidental de la Nuit, monde de l’âme, est le monde
créé, tandis que son horizon oriental est le monde céleste, le monde
des Intelligences. C’est pourquoi Novalis décrit ainsi l’ascension
de l’âme qui a franchi le passage et qui est entrée dans son Orient
: « Volontiers je consens à donner un emploi à ces mains
laborieuses, à chercher partout autour de moi comment, où te servir
– célébrer la magnificence et la gloire de ton rayonnement, étudier
sans relâche l’harmonie intérieure et l’art admirable de tes œuvres ;
- je veux scruter le mouvement plein de sens de ton éblouissante et
formidable horloge, découvrir l ‘équilibre et le rythme des
formes, les règles de ce jeu prodigieux des temps et des espaces
incomptables.
Mon
cœur le plus secret, pourtant, reste fidèle à la Nuit et à l’Amour
créateur, son enfant. »
Mais, un
jour, dit Novalis, « ton Horloge marquera la fin du temps ».
Déjà, pour l’initié, et plus
encore pour le fidèle d’amour, c’est par la mort, mais non
la mort ordinaire, que l’initié atteint le paradis céleste, - et il
y est guidé par la Bien-Aimée – c’est elle qui l’attire vers en
Haut, au-delà du seul paradis « édénique » :
« Ma Bien-aimée,
que ton aspiration / Oh ! puissante m’attire / Que j’aille
m’endormir / Et que je puisse aimer ! / Cette jouvence de la Mort
/ Je la ressens déjà. »
Il faudrait citer tout l’Hymne VI intitulé « Le désir
de la mort ». Encore une fois, il ne s’agit pas ici de la mort
ordinaire, mais de ce que Novalis appelle « une sorte de mort supérieure »,
une transfiguration. C’est la mort de celui qui « a planté
ses tentes » dans le domaine de la Nuit, auprès de la tombe dans
le Ciel de la bien aimée. C’est la mort qui fait franchir
l’ultime frontière et s’affranchir du monde terrestre pour gagner
non pas le paradis terrestre – cela, c’est la mort ordinaire –
mais le paradis céleste. « Nous n’avons plus le goût des
terres étrangères : / Nous voulons retourner chez nous, chez
notre Père. »
Ainsi la patrie orientale du poète est-elle cet Autrefois
« où s’illuminaient les sens / Qui s’embrasaient en hautes
flammes claires, / Où, du visage et de la main du Père, / L’homme
savait encore avoir la connaissance ». Ce lieu du Père, ce
paradis céleste, « ce grand Passé » comme le nomme
Novalis, c’est bien lui l’Orient de l’âme, cette vraie patrie :
« Il faut que nous allions jusqu’en notre patrie / Pour pouvoir
contempler cette époque bénie. » Et l’on comprend que l’Amour
y guide, dès lors qu’il y a établi sa demeure, non plus l’amour
humain qui ne conduit jamais qu’au paradis terrestre, mais l’amour
humain et divin – qui sont le nom d’une seule et même chose
– « Christus und Sophie » – qui mène « au
sein de notre Père ». Dans ce lieu du Père résident déjà les
bien-aimés et ce n’est pas la moindre des intuitions de Novalis que
de penser qu’ils nous désirent : « Leur nostalgie en nous
met son soupir ».
Depuis le Ciel de la Nuit,
l’ascension nous élève jusqu’au Paradis céleste, jusqu’à l’Orient
de l’âme, - « chez notre Père » :
« Descendre enfin vers
l’adorable fiancée,
/
Vers Jésus, le très bien aimé ! /
Confiance ! le crépuscule déjà
se lève /
Sur les amants inconsolés. – Et
c’est un rêve /
Qui rompt nos liens et nous libère /
Pour nous jeter au sein de notre Père ».
Henri d’Ofterdingen
Henri d’Ofterdingen est sans doute une œuvre inachevée
– ce que n’est pas, par exemple, la Divine Comédie – mais elle n’en est
pas moins explicite quant à l’intention générale – et il est
possible de se demander une nouvelle fois ce que son achèvement eût
apporté de connaissances supplémentaires à ce que nous savons de la vocation
de Novalis. En d’autres termes, il importe peu de partager les regrets
formulés par Tieck dans sa notice de 1802, Novalis ayant atteint avant
sa mort l’Orient de son âme, étant délivré. Ce qui nous
reste donc est cette intention générale, qui n’est plus d’ordre
initiatique, mais qui se place dans l’ordre de l’ascension aux états
supérieurs de l’être : « Dans Henri, il y a
finalement une description développée de la transfiguration intérieure
du fond de l’âme. Il parvient dans le pays de Sophie, dans la nature
telle qu’elle pourrait être, dans un territoire allégorique » .
Cette intention est aussi à mettre en correspondance avec son
propre destin, avec la vie et la mort de Sophie von Kühn et « l’illumination »
du 13 mai 1797 : c’est ce qu’indique la dédicace du « roman » :
« Tu as, en moi, suscité le noble besoin / D’aller voir le
monde au profond de son âme » et aussi : « Encore
en moi dormait le plus haut de l’esprit / Quand je la vis, sur moi,
descendre comme un Ange ; / Et j’ai pris, à l’éveil, dans ses
bras, mon envol. » Sophie apparaît donc la bien aimée
terrestre, initiatrice à l’Amour, puis l’Ange de la connaissance
qui introduit Novalis dans le paradis terrestre et au-delà, jusqu’au
seuil du paradis céleste. Elle est, enfin, « le Saint,
l’Inconnu » (c’est ainsi que Novalis en parle dans les
fragments pour la deuxième partie de son roman) auquel son ascension
doit conduire. Ce sont les trois « figures » typiques
que l’on retrouve dans toutes les expérience spirituelles des fidèles
d’amour – d’Orient et d’Occident.
Mathilde
C’est
à Mathilde, la fiancée de Henri d’Ofterdingen, puis son épouse,
qu’il reviendra de mener le jeune héros jusqu’à Sophie, en
passant par les étapes de la Fidélité d’Amour, - initiation,
« illumination » et ascension, lorsque Mathilde sera ravie
à Henri et qu’il devra partir en pèlerinage pour retrouver la grotte
où elle demeure.
Mais avant cet épisode, il y a d’abord l’initiation de Henri à
l’Amour, à la Source de la Vie - et c’est le fameux rêve de la
Fleur bleue : « Ce qui, pourtant, le fascinait avec une
force irrésistible d’un charme tout puissant, c’était, et ici-même,
tout auprès de source, une fleur élancée et d’un bleu lumineux qui
l’effleurait de ses larges feuilles resplendissantes. Des fleurs sans
nombre et de toutes couleurs se pressaient autour d’elle, embaumant
l’air du plus exquis parfum. Il ne voyait cependant que la seule fleur
bleue, et longuement, avec une tendresse qu’on ne saurait dire, il
attacha ses regards sur elle. A la fin, comme il voulait s’approcher
d’elle, il la vit tout soudain qui bougeait et commençait à se
transformer ; les feuilles se faisaient de plus en pus brillantes
et venaient se coller contre la tige qui elle-même grandissait ;
la Fleur alors se pencha vers lui, et ses pétales épanouis se déployèrent
en une large collerette bleue qui s’ouvrait délicatement sur les
traits exquis d’un doux visage. Dans un
étonnement émerveillé et délicieux qui ne cessait de croître,
il suivait la métamorphose singulière, quand, brusquement, il fut réveillé
par la voix de sa mère… »
La deuxième étape du cheminement de Henri est encore d’ordre
initiatique, c’est même le terme de l’initiation proprement dite :
« Est-ce que ce n’est pas tout à fait comme dans mon rêve,
quand j’ai eu la vision de la Fleur Bleue ? Ce visage qui se
penchait vers moi de l’intérieur du calice, oui, c’était le visage
céleste de Mathilde. »
La troisième intervient au moment des fiançailles de Henri et
de Mathilde et marque l’appartenance du jeune couple à l’ordre des fedeli
d’amore. C’est Klingsor qui les revêt de cette dignité, en
leur disant : « Mes enfants, soyez l’un à l’autre fidèles
jusque dans la mort ! L’amour et la fidélité feront de votre
vie une éternelle poésie. »
La dernière, en forme de pressentiment, inaugure l’ascension
de Henri vers l’Orient de son âme : Il dit à Mathilde :
« Je ne possède rien qui ne me vienne de toi ; ton amour
m’ouvrira les sanctuaires de la vie, me conduira au saint des saints
de l’âme ; et les visions les plus sublimes, les intuitions suprêmes,
c’est toi qui me les inspireras. Qui sait si notre amour ne sera pas
un jour, devenu des ailes de flammes qui nous enlèveront et nous
porteront dans notre patrie du ciel, avant que nous aient atteints la
vieillesse et la mort ?»
Or, Mathilde mourra bientôt .
Ou plutôt, elle sera victime d’un enchantement.
ASTRALIS
« Le
voici donc ouvert, le règne de l’Amour. »
Lorsque s’achève la première partie de Henri d’Ofterdingen,
selon les mots mêmes de Novalis, « l’univers merveilleux est
à présent grand ouvert ». Nous pénétrons, à la suite du pèlerin,
dans ce monde qui est le Monde des Intelligences. Et nous en trouvons
mention dans le premier chant d’Astralis
qui ouvre la seconde partie de l’œuvre, intitulée « L’accomplissement » :
« Deux , ils ne le sont plus,
mais Henri et Mathilde / Sont l’un à
l’autre unis en une même image / Je m’élevai dès lors, nouveau-né
dans le ciel, / Puisque était consommé le terrestre destin / Au
glorieux instant de transfiguration (…) / « Le
monde se fait rêve, et rêver devient monde. / Ce qu’on croyait, en
fait, être arrivé déjà, / On peut le voir, de loin, qui seulement
s’avance. »
Pour
l’heure, le pèlerin désespéré qui marche en direction de la
montagne devra encore connaître bien des expériences avant de
retrouver Mathilde – il sera accompagné par une mystérieuse bergère,
appelée Cyané, fille du comte de Hohenzollern, qui est « déjà
morte une fois » et a été guérie miraculeusement. Il devra
passer aussi par un cloître dont les moines « forment une sorte
de colonie d’esprits », etc. Jusqu’à ce qu’il parvienne à
la « grotte où dort Mathilde » :
« Seulement
la bien aimée ne s’éveille pas tout de suite. Dialogue avec la
petite enfant, qui est sa fille et celle de Mathilde.
Il
doit cueillir la Fleur bleue et l’apporter.
Cyané
emporte la pierre (escarboucle).
Il
cueille la Fleur Bleue et devient une pierre.
L’Orientale
se sacrifie sur lui-pierre, il devient un arbre musicien. La jeune bergère
abat l’arbre et s’immole avec lui par le feu.
Il
devient un bélier d’or.
Edda,
autrement (dit) Mathilde, doit le sacrifier. Il devient un être humain. »
Des métamorphoses singulières de Henri que cette seconde partie
devait décrire, il est malaisé de conclure. Ce qui est certain est
que, dans l’intention de Novalis, si « Henri devient fleur,
animal, pierre, étoile » ,
c’est pour la raison que « les hommes, les animaux, les
plantes, les pierres et les astres, les flammes, les sons, les couleurs
doivent tous ensemble, pour la fin, parler et se comporter comme une
famille unique ou une même société, comme une unique race. » Ce
qui est certain également est que la figure d’Edda est à la fois la
Fleur Bleue, l’Orientale (Soulima) et Mathilde elle-même, autrement
dit la bien aimée, l’Ange et l’Imam ou le Christ, qui forment les
trois degrés respectifs de l’initiation, de la vision de l’Ange et
de la forme « épiphanique » de Dieu, ou encore les trois
horizons d’où s’avancent au-devant de l’initié la bien-aimée,
l’Ange, le Christ ou l’Imam, à savoir l’Orient du monde
terrestre, l’Orient du paradis terrestre – ou l’Orient de l’âme
- et l’Orient du paradis céleste : qui est Dieu.
Sophie quant à elle demeure le symbole du Soi. Et c’est
d’ailleurs pourquoi l’expérience de Novalis-Henri doit s’achever
sur un « mot secret », dont Henri aura le pressentiment dans
un rêve : « Resterons-nous ensemble ?» demande-t-il à
Mathilde qui lui répond : « L’éternité » -
« Et ce disant, elle souda ses lèvres aux siennes et
l’embrassa tellement qu’elle ne pouvait plus se séparer de lui.
Elle lui dit dans sa bouche le mot secret d’une parole magique, telle
que son être entier en retentit.
Il était en train de se le répéter
lorsque son grand-père appela ; et il fut réveillé. »
Ce « mot secret » - qui s’apparente à l’Amour,
en tant celui-ci est, selon les propres termes de Novalis, « l’amen
de l’univers », mais qui signifie aussi « le Saint, l’Inconnu »,
l’Ungrund - c’est encore de lui qu’il est question dans ce
poème qui devait prendre place dans la seconde partie d’Ofterdingen :
« Lorsque nombres et figures ne seront plus
La clef de toutes créatures,
Lorsque
tous ceux qui s’embrassent et chantent
En
sauront plus que les savants profonds,
Lorsque
le monde reprendra sa liberté
Et
reviendra au monde se donner,
Lorsqu’en
une clarté pure et sereine alors
Ombre
et lumière s’épouseront,
Et
lorsque dans les contes et les poésies
On
apprendra l’histoire des cosmogonies,
C’est
là que s’enfuira devant un mot secret
Le
contresens entier de la réalité »
En manière de
conclusion
« La vie parfaite est le ciel »
Après la mort de Sophie et « l’illumination » du
13 mai 1797, l’expérience intérieure de Novalis est celle de la
« vie parfaite », elle se passe dans le Ciel, en tant
que celui-ci figure les états supérieurs et lumineux, dans l’Orient
de l’âme.
C’est par ce que Novalis nomme la moralité
que l’homme spirituel s’élève en direction des cieux, du « paradis
céleste », de l’Orient de l’âme, et cela, parce que « l’essence
de Dieu réside dans la moralisation ininterrompue » : « De même que le pur ciel anime, donne la vie au monde
– et de même que l’esprit pur l’inspire, le meuble et le peuple
– ainsi Dieu moralise le monde, unit la vie, autrement ciel et esprit »
.
Dans un long dialogue entre Henri et le
médecin Sylvestre qui constitue le premier chapitre de « l’Accomplissement »,
dans Henri d’Ofterdingen – et qui sont les dernières lignes
écrites par le poète avant sa mort – il est question de la conscience.
A Henri qui l’interroge sur le temps où « les terreurs, les
douleurs, les misères et les maux » ne seront plus « une nécessité
dans l’univers », Sylvestre répond : « Lorsqu’il
n’existera plus qu’une force unique : la force de la
conscience. Quand la nature aura fait son éducation et sera devenue
morale ». Et de
la conscience, il donnera un peu plus tard cette définition :
« L’être le plus essentiel de l’humain dans toute la plénitude
de sa transfiguration parfaite, de son éclaircissement, le céleste
humain originel, voilà ce qu’est la conscience. Elle n’est pas ceci
ou cela, ne met pas en maximes communes l’autorité de ses
commandements, ne consiste ni ne se circonscrit en des vertus particulières.
Elle est et il y a seulement une vertu : volonté pure et grave qui
se décide immédiatement à l’instant décisif et fait son choix. »
Ainsi ce que Novalis entend par la « conduite morale »
– est-ce ce qui, en l’homme spirituel, forme l’harmonie intérieure
– de la même manière que la conduite religieuse construit
l’harmonie extérieure de l’homme, profane ou spirituel. Les hommes
se distinguent ainsi les uns des autres selon que leur conduite est
morale ou religieuse, morale et religieuse, et l’effort spirituel des
premiers est de devenir des « voyants » - « l’homme
parfaitement lucide est un voyant » - des « mages »,
en s’élevant toujours vers les états supérieurs grâce à une
conduite morale exemplaire : « Il faut que nous cherchions
à devenir des mages afin de pouvoir être moraux véritablement. Plus
on est moral, plus on est en harmonie avec Dieu, plus on est divin, plus
on est lié à Dieu. Il n’y a que le sens moral par où Dieu nous
devient perceptible. Le sens moral est le sens de l’être (le
sentiment d’exister) sans « affection » extérieure – le
sens de l’union – le sens du sublime – le sens de l’harmonie –
le sens de l’être et de la vie librement choisis et trouvés, quoique
pourtant en communion – le sens de la chose en soi : le pur sens
de la « divination ».
C’est quand est atteinte la plus grande « moralité »,
lorsque « la vie parfaite est le ciel », que l’harmonie
intérieure atteint elle-même au divin, ou, en d’autres termes,
lorsque « notre intelligence et notre monde s’harmonisent »
qu’alors « nous sommes semblables à Dieu » .
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