NOVALIS

Ou l’Amour et la délivrance

 

Hôtel Russischer Hof, Weimar, 3 juillet 2004

Le buste et la tombe de Novalis à Weissenfels, en 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au pied du buste de Novalis, à Weissenfels, un parterre de buis et de fleurs bleues (2004)

 

 

Retour à Novalis

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Cercle "Boehme - Novalis" : Saxe et Thuringe, 2-7 juillet 2004

 

 

 

« C’est pourquoi notre intimité amoureuse avec Lui doit grandir toujours plus.

Et Lui s’avance au-devant de nous depuis cet autre Orient qui est l’Orient de l’âme et qui se trouve au-delà du Voile de son visage. »

 

 Le premier enseignement de la vie de Novalis se trouve sans doute dans sa mort. Aucun autre destin que le sien n’illustre mieux qu’il faut mourir en ce monde une première fois, pour en sortir vivant. C’est même cela atteindre son Orient, une fois accomplie sa vocation, qui est fondamentalement vocation à l’Amour. Et le second enseignement de son existence est qu’il ne suffit pas de mourir en ce monde pour renaître à la Vie, pour être régénéré, mais qu’il faut aussi y avoir été transfiguré, en ayant traversé cet autre Orient qui est l’Orient de l’âme, au terme d’une expérience qui est non moins fondamentalement expérience de la délivrance : « Chaque homme peut par sa moralité, provoquer son jour du Jugement. Le règne millénaire est et se perpétue toujours parmi nous. Les meilleurs d’entre nous, qui déjà du temps de leur vie ont atteint au monde spirituel, ne meurent qu’en apparence ; ils se laissent seulement mourir en apparence (…). Celui qui ne parvient pas à la perfection, y parvient peut-être au-delà – ou il lui faut recommencer une nouvelle fois une carrière terrestre ».

 

Dans cette perspective d’accomplissement de la « carrière terrestre », la brève vie de Novalis apparaît exemplaire de ce « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon son expression, que l’homme spirituel emprunte pour se délivrer de sa condition terrestre et atteindre sa « patrie », comme l’exprime Jacob Boehme : « Le paradis : c’est où je veux entreprendre d’aller, au travers des ronces et des épines, au travers de toutes sortes de dédains et de mépris qui peuvent m’assaillir, jusqu’à ce que retrouve ma patrie, d’où mon âme est émigrée, et où ma chère vierge SOPHIE demeure ».

 

            Novalis est né le 2 mai 1772 au manoir familial d’Oberwiederstedt, il est mort le 25 mars 1801, à l’âge de 29 ans, à Weissenfels : « Il est certain, rapporte Friedrich Schlegel, qu'il n'a eu aucun pressentiment de sa mort, et il est à vrai dire à peine croyable de mourir d'une manière si douce et si belle. Pendant tout le temps que je l'ai vu, il a été d'une sérénité qui passe toute description ». Entre ces deux dates se placent deux événements qui vont orienter toute son existence vers l’Amour et la délivrance : la mort de sa fiancée, Sophie von Kühn, à l’âge de 15 ans, le 19 mars 1797, et cette « illumination » du 13 mai 1797 qui va décider de son destin : « Au soir, je suis allée voir Sophie. Là-bas je fus dans une joie, dans un bonheur inexprimables – des moments d’enthousiasme fulgurant – la tombe, devant moi, je l’ai soufflée comme une poussière – les siècles étaient comme des instants ; - sa présence sensible : à tout moment je croyais la voir s’avancer devant moi ».

 

            Celle qui s’avancera désormais au-devant de Novalis, durant les quelques années qu’il lui reste à vivre, se nomme Sophie. Pour quelques uns qui ont reçu la même initiation à l’Amour et à la délivrance, c’est lui – Novalis – qui s’avance au-devant d’eux. Ils sont les véritables disciples de ce maître spirituel dont la plénitude de l’existence a permis qu’il devienne à son tour leur maître, invisible certes, mais c’est lui qui leur a transmis l’initiation et l’influence spirituelle des fedeli d’amore. Il s’avance donc au-devant de ses disciples et leur désigne leur « patrie », leur pays natal dont leurs âmes sont exilées, cet Orient de leur âme. Ainsi Sophie, la « Bien-aimée », précédant le poète romantique allemand dans le Ciel de la Nuit, est-elle la lumière de ce monde de l’Âme qui est le paradis terrestre, et lui, pour ses disciples, en est également la lumière. Il est le bien-aimé de leur âme. Tel est le mystère de foi et amour de ses disciples ou bien une jeune fille à sa ressemblance en est la bien-aimée. Pour ses disciples féminins, il est vraiment le bien-aimé de leur âme, comme Sophie fut pour lui la « Bien-aimée », et déjà ils ont franchi le seuil que la mort de Sophie avait fait franchir à Novalis. Quant à ses disciples masculins, il s’agit du mystère de cette jeune fille qui est à sa ressemblance, à la ressemblance de leur âme. C’est elle la « Bien-aimée », mais lui est leur maître invisible, en vertu de cette ressemblance.

 

Voici donc qu’il s’avance au-devant de ses disciples, depuis le monde de l’Âme, comme Sophie s’est avancée au-devant de lui. Mais il ne s’avance pas seul :

 

« Qui ai-je vu ? Et qui, lui donnant la main

Ai-je pu voir ? Ne le demandez pas.

Je ne verrai jamais plus qu’eux… ».

 

Le Christ accompagne Sophie et ce n’est plus seulement la « Bien-aimée » dès lors qui s’avance devant lui, de même que la « Bien-aimée » n’est plus Sophie, la jeune fiancée du poète, ravie prématurément à lui. Cette Sophie que le Christ accompagne pour s’avancer au-devant de Novalis, c’est Sophia, la « noble Vierge », selon le mot de Jacob Boehme : « Ici, tu as pour assistante la chère et très noble vierge de l’amour divin ou SOPHIE. Elle te conduit par la porte de la noble épouse, qui est dans le centre, dans la limite de séparation entre le royaume du ciel et l’enfer ». Pour ses disciples aussi, Novalis est accompagné du Christ, le divin Maître, et ce n’est pas du Ciel de la Nuit qu’ils descendent l’un et l’autre vers eux, mais de ses extrémités orientales, de l’Orient de l’Âme. Pour ses disciples, Novalis est Sophia, il est lui-même la « noble vierge » ou bien c’est la jeune fille à la ressemblance de l’âme, à sa ressemblance à lui, qui est Sophia. C’est ainsi que le Maître intérieur des disciples de Novalis est le Christ, et que la « vierge de l’amour divin », pour eux, c’est lui, Novalis, ou la jeune fille à sa ressemblance, en tant que Sophia.

 

            L’œuvre de Novalis est inachevée du moins au sens où on l’entend, par exemple, d’un roman dont la mort de son auteur a interrompu la rédaction. Tel est le cas d’ailleurs de Henri d’Ofterdingen, unique roman de Novalis dont nous ne connaissons que la première partie, l’apprentissage, et le début d’une seconde, intitulée l’accomplissement. Inachevés aussi ses Disciples à Saïs dont les premières lignes cependant introduisent au mystère de la Nature, à la signature des choses, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jacob Boehme : « Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à une grande écriture chiffrée qu’il entrevoit partout : sur les ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes… »

 

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           De l’œuvre du poète romantique allemand Novalis, on peut retenir trois termes – La lumière – la Nuit – l’Éther – qui renseignent très exactement sur la voie ésotérique et sa géosophie : La lumière, ou le monde de la lumière, correspond à l’Occident, à notre monde terrestre, la Nuit à la Terre céleste, au Monde de l’Ame, et l’Éther, enfin, au Monde au-delà des mondes, au Monde supracéleste.

 

            Des Disciples à Saïs aux Hymnes à la Nuit et à Henri d’Ofterdingen, qui sont les trois principales œuvres du poète, mort à l’âge de 29 ans, il est aisé de suivre les différentes étapes de son initiation, de son salut qu’il trouvera dans la Nuit et de sa délivrance à l’extrémité orientale de ce que nous appelons le Monde de l’Ame.

 

            Il y a tout d’abord ce monde terrestre où nous vivons et où nous mourons qui est notre « exil » et qui est réellement un « occident » par rapport à un « orient » qui est, lui, notre vraie patrie. C’est ce monde qu’il faut quitter, dont il faut s’exiler, lorsque l’on reçoit l’Appel à se mettre en marche vers l’Orient. Commence alors un pèlerinage, une sorte de quête nostalgique de ce monde « oriental » qui nous est familier en quelque sorte, parce que nous y avons vécu, parce que nous en venons. De ce pèlerinage vers l’Orient, Novalis nous dit ce qu’il fut, d’après sa propre expérience après la mort de sa bien-aimée Sophie, à l’âge de 15 ans : « Lointain et harassant fut mon pèlerinage au Saint-Tombeau, et pesante, la Croix » (Hymnes à la Nuit, IV). Enfin, c’est une ascension, « vers le Haut », comme dit Goethe, vers cet Orient de l’âme qui est l’horizon de l’âme parvenue au terme de son itinéraire initiatique à son Orient, l’Orient de l’Ame. C’est bien ce qu’exprime Novalis, d’une part lorsqu’il écrit : « Je le sais à présent, quand se fera le dernier matin : - lorsque la Nuit et l’Amour ne seront plus effarouchés par la lumière », et, d’autre part, quand il annonce, à propos de Henri d’Ofterdingen : « Il faut voir dans mon roman l'antipathie envers la lumière et l'ombre, la nostalgie de l'Éther clair, chaud et pénétrant » (18 juin 1800). Cet « Éther » appartient au Monde supracéleste, à l’Orient du Monde de l’âme, tout de même que « le ciel de la Nuit et sa lumière, la Bien-aimée » participent du monde intermédiaire, le Monde de l’Ame.

 

            Ce qui paraît exemplaire dans l’expérience intérieure de Novalis, c’est que le retour de l’Orient de l’adepte n’est pas vécu comme un « exil occidental », mais que le monde terrestre où il est forcé de revenir s’en trouve transfiguré. Autrement dit, l’adepte a désormais ses racines dans le Ciel, si l’on peut dire, et lorsqu’il retourne dans le monde terrestre, il accomplit finalement une descente – qui est exactement équivalente à l’ascension de l’initié en direction de la Terre céleste – car les Ames célestes aussi sont descendues du monde des Intelligences pour peupler le monde des âmes : « Un homme qui devient esprit, c’est en même temps un esprit qui devient corps. Cette sorte supérieure de mort, si j’ose m’exprimer ainsi, n’a rien à voir ni à faire avec la mort ordinaire : ce sera quelque chose que nous pouvons appeler transfiguration » (frag. 65 des Études de Freiberg). Pour l’adepte, le monde terrestre devient donc un monde transfiguré par l’expérience même de son ascension vers l’Orient de la Terre céleste : « Celui à qui il est devenu clair, un jour, que le monde est le Royaume de Dieu, celui que cette immense conviction a pénétré une fois de sa plénitude infinie : celui-là s’en ira consolé dans les sombres chemins de la vie et en regardera les orages et les périls avec une profonde sérénité divine » (16 avril 1800).