Louis Massignon & Jean-Mohammed Abd-el-Jalil

Correspondance (1926-1962)

Massignon Abd-el-Jalil, Parrain et filleul (1926-1962), correspondance rassemblée et annotée par Françoise Jacquin, CERF Histoire, 2007

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Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, en 1956

La correspondance entre Louis Massignon (1883-1962) et le Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil (1904-1979) demeurait inédite à ce jour, à l’exception de quelques lettres. Pourtant ceux qui se sont attachés à l’œuvre du « dernier des orientalistes » et à sa vie n’ignoraient pas l’immense intérêt qu’elle représentait du fait de l’intimité qui a existé entre les deux hommes, et non uniquement parce que le R.P. Abd-e-el-Jalil, musulman marocain converti au christianisme en 1928, devenu franciscain et ordonné prêtre en 1935, avait choisi comme parrain de son baptême Louis Massignon  On lira à ce sujet, en annexe de la correspondance, dans un extrait du rapport adressé au Quai d’Orsay à cette occasion, les circonstances de la conversation du jeune étudiant et l’émotion qu’elle a provoquée au Maroc. Mais, les échanges entre parrain et filleul ne se limitent pas à cet épisode, ils n’ont cessé de s’approfondir au fil des années sous le signe de St François d’Assise (Louis Massignon était tertiaire franciscain) et, prolongés jusqu’à la mort de l’orientaliste, ils éclairent singulièrement deux points majeurs sur sa courbe de vie : 1934, Louis Massignon décide à Damiette, avec Mary Kahil, de la Badaliya, « sodalité » de prières en esprit de substitution mystique pour les âmes musulmanes, qui fut l’œuvre spirituelle de sa vie, et qui demeure vivante, spécialement aux États-Unis, grâce à Dorothy Buck (lettre du 19 février 1934), et 1950, lorsque Louis Massignon est ordonné prêtre à son tour, dans le rite melkite, puisqu’il était marié, au Caire, par Mgr Medawar (lettres du 28 janvier 1950 et surtout du 3 février, accompagnée d’une lettre de Mary Kahil : « Le Seigneur a accepté cette victime de choix pour Son service particulier. Et moi, je chanterai Ilâ l-abad [à tout jamais] la joie d’avoir remis ce précieux dépôt de l’âme aimée… »).

          Cette correspondance très-précieuse pour les différents éclairages qu’elle apporte sur ces points et bien d’autres souffre cependant d’un paradoxe : d’une part, il manque nombre de lettres du R.P. Abd-el-Jalil, détruites par la famille de Louis Massignon à sa mort, qui portent justement sur ces événements essentiels, et d’autre part, on en vient presqu’à regretter qu’elle n’ait pas été expurgée (comme la correspondance Claudel-Massignon), en particulier pour tout ce qui concerne Madame Massignon et Mary Kahil, « sœur en Jésus-Christ » de l’orientaliste, qui se trouvent exposées à nos regards de manière bien indiscrète. Pour leur mémoire, il aurait été préférable de passer sur certains détails pénibles, même si, effectivement, le R.P. Abd-el-Jalil aura été le confident de l’une et de l’autre. Pour comprendre, il suffisait de cet aveu de Louis Massignon, à propos de Mary Kahil : « J’ai été un chirurgien terrible avec cette enfant pure, pour rendre notre badaliya féconde ». Sa femme n’a pas moins terriblement souffert de la vocation de son mari.

Quoi qu’il en soit, il s’agit avec cette correspondance de bien plus qu’un document intime et historique - même s’il est question fréquemment du Maroc et de la décolonisation (autre éclairage passionnant) - et il reste à espérer qu’elle suscitera le désir d’en connaître plus sur Louis Massignon, dont l’œuvre est immense, mais aussi sur celle, plus confidentielle mais importante, du Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, qui fut professeur à l’Institut Catholique de Paris, entre autres ses deux principaux ouvrages : Aspects intérieurs de l’Islam (1949) et Marie et l’Islam (1950), grâce auxquels nous nous trouvons au cœur du dialogue islamo-chrétien : « Les Pays d’Islam, dira-t-il dans une conférence, le 24 novembre 1948, méritent plus que des jugements approximatifs reposant sur des vues rapides, simplistes et parfois intéressées » La réédition de ces deux ouvrages qui n’ont pas vieilli, au contraire, permettrait de contrebalancer certaines affirmations hasardeuses comme on en rencontre souvent dans les media, même les mieux intentionnés. Comme Louis Massignon, le Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil avait l’avantage sur beaucoup d’avoir vécu toute sa vie « au terrain de contact spirituel entre le christianisme et l’islam ».