"Je me souviens l'avoir rencontré, je ne peux
pas vous dire l'année, à Ascona, au congrès d'Eranos-Jahrbuch. je me souviens, comme si
c'était hier, de cette rencontre. Il a évoqué les évêques d'Alger en disant, avec
violence - car c'était un homme violent - mais avec douleur, car il savait souffrir,
qu'il y avait des évêques, en Algérie, qui avaient des maisons closes, il a même dit
des bordels, qui leur rapportaient beaucoup. Alors une personne s'est levée dans
l'assistance et lui a dit : "Mais enfin, Monsieur, vous vous croyez donc à la
Mutualité." Il a répondu : "Non, mais vous devriez comprendre à quel point un
chrétien peut en souffrir." Ce qui frappait chez lui, c'était qu'il était un homme
qui, non pas tant par violence, mais par souffrance, pouvait dénoncer l'Église.
L'Église,
non pas de la religion de l'Esprit, mais de la religion de l'âme. Il en souffrait. Il
était taraudé. Il portait ça comme des blessures. Il était rare de le rencontrer sans
qu'il dise certaines choses qu'on se serait passé d'entendre, qu'on ne tenait pas à
entendre."
"L'homme "en qui Dieu verdoie", In
Question de, n°90, 1992, pp. 218-219.
*
"La religion de Massignon me paraissait une religion vraie, mais pleine
d'imprudence. Car l'expérience m'a appris que la vie intérieure est très
dangereuse ; il faut la vivre avec beaucoup de prudence. Je ne suis pas pour
la raison, mais je suis pour la prudence et l'équilibre. Je suis trop
profondément grecque pour ne pas éprouver le sens de l'équilibre.
Massignon était encore fidèle à
l'église visible ; mais je ne crois plus qu'en l'église invisible. Lui avait une vue
aérienne des choses, comme un oiseau aurait, il survolait. Il avait donc fait l'ascension
de la montagne et pouvait dénoncer tout ce qui se trouvait en bas comme adoration du veau
d'or. Il comprenait la fragilité de l'homme, tout en pensant qu'il y a chez lui une image
de l'éternel, une ressemblance. Il dénonçait sans jugement de valeur. Il dénonçait
comme on dit d'un homme qu'il est blond ou brun. Il portait la souffrance humaine à un
point très aigu. Autrefois les amants des mystères donnaient trop d'importance à la
souffrance (Ste Lydwine, Bernanos, Léon Bloy). Je crois que la souffrance, il ne faut pas
la chercher ni l'aimer comme si c'était le coursier le plus rapide. Pour moi le coursier
le plus rapide, comme le dit Eckhart, c'est le détachement de soi. Chercher la
souffrance, le bien-fondé de la souffrance, nourrir la souffrance, c'est une façon de
tourner en rond, sur soi.
*
Je pourrais dire, sans qu'il y ait
en moi le moindre mensonge, qu'on pouvait considérer Massignon comme un martyr tellement
il vivait la souffrance de l'autre, tellement il faisait sien le malheur de l'autre.
Chaque homme a sa couleur, chaque homme a sa vibration : chez lui, c'était celle de la
compassion."
"L'homme" en qui Dieu verdoie", In
Question de, n°90, 1992
*
"Personnellement, j'ai connu Louis
Massignon, personnage fascinant, mais étrange. Génial, il semblait parfois être la
proie d'une sorte de délire. Ce type spécial de délire qui accompagne uniquement les
hommes géniaux ou encore les grands mystiques. On éprouvait près de lui la présence du
mystère de la dimension divine. Lorsqu'il évoquait La Salette, il plongeait dans un
océan de plénitude. Tel un feu qui s'allume et flamboie, il était possible de le voir
peu à peu devenu comparable au buisson ardent auquel fait allusion le livre de l'Exode
(3,2). En le regardant, comment ne pas songer à une des visions du prophète Daniel où
il voit un fleuve de feu couler (7, 10)? Un vent impétueux le faisait vaciller en le
transformant. Ainsi, on assistait à une métamorphose bouleversante. Dans ses jugements,
il pouvait se livrer à une exagération insolite, peu importe!
A de tels instants, Massignon était habité,
balayé, non seulement par un feu étrange, mais par un amour rempli de compassion. Il
savait ce que signifie l'amour. Sa présence s'imposait, même si on ne partageait pas le
sens de ses propos. La plupart du temps, les hommes composent, s'adaptent à autrui,
souhaitent acquérir une supériorité par leurs publications et leurs discours. Massignon
demeurait perpétuellement fidèle à lui-même en traversant les étapes d'un feu qui
s'allume avant de flamboyer dans une sorte d'incendie qu'aucun individu n'aurait pu
éteindre. Lorsqu'on quittait cet homme étincelant, on conservait en soi quelques lueurs,
même si - et c'était mon cas - on ignorait l'essentiel de la mystique musulmane. Certes
le professeur au Collège de France devait s'exprimer dans ses cours sous une autre forme
de langage.
J'ai pu le voir chez Moré, une fois chez moi, et
surtout le rencontrer chez lui, puis lors des conférences auxquelles nous participions
l'un et l'autre. Dans certains cas, quelques adversaires cherchaient à le faire taire, à
relativiser son dire. Il leur répondait avec fermeté et parfois véhémence. Massignon
n'était pas un homme pondéré. Blessé, les yeux parfois embués de larmes, il
défendait avec une violence non feinte ce qui lui paraissait la vérité. Ses paroles ne
se couvraient guère de vêtements ou d'oripeaux passagers. Elles participaient à une
émouvante nudité. Il pouvait majorer, s'abandonner à une certaine exagération, mais il
ne jouait jamais la moindre comédie. Il y avait en lui une humilité vraie.
Soubassement indéniable flottant sous la fermeté de ses assurances, des certitudes qu'il
émettait. A ces instants, il n'aurait pas supporté la controverse. Sa simplicité était
désarmante. J'ai participé à des tables rondes avec lui, il pouvait manifester sa
colère devant le mal accompli par des personnes qui par fonction auraient dû se
consacrer à la vie intérieure.
Massignon fut un témoin. Un témoin de la
dimension divine. Preuve vivante de cette réalité. Aucune simulation. Qu'il soit devant
de nombreux auditeurs ou avec un seul visiteur, il manifestait avec ferveur sa pensée.
Pas de répétition possible d'un tel personnage en raison de sa culture et de sa foi.
Jalousé par des professeurs et aussi des écrivains, il se heurtait parfois à une
pénible incompréhension.
D'où qu'elle provienne, l'authenticité hérisse
toujours ceux qui appartiennent à la médiocrité de la conscience commune."
La chronique de Marie-Madeleine Davy, in
Question de, n°111, Albin-Michel, 1997.
|