PIERRE LEIRIS

Retour à Louis Massignon - Tous les auteurs

Pierre Leiris, Pour mémoire, José Corti, 2002 

           Je n'aime pas à me rappeler l'épisode de Dieu Vivant. C'est moi qui avais donné son nom à cette revue qui ne manquait pas d'intérêt, mais qui me paraît à présent prétentieuse et pleine d'illusion. Elle n'abordait pas le christianisme par le vrai côté, celui de la souffrance et de la compassion, comme l'exprime si bien Le Voyage des Mages de T. S. Eliot ou, comme on dit maintenant, le viatique des malades; où le voyage est présenté, non pas avec tout l'éclat de l'or, de l'encens et de la myrrhe, mais comme une marche douloureuse dans la boue de l'hiver, selon les mots de Lancelot Andrews.

            Dieu Vivant, une sorte d'ablatif absolu sans l'être, disait justement Massignon. Tomber aux mains du Dieu Vivant. Ce qu'il y avait de mieux, c'était peut-être Lossky ou ses émules traitant de la spiritualité orthodoxe. Quoi qu'il en soit, les Dieu Vivant sont tout en haut des rayons, inaccessibles sans échelle.

            Je faisais le secrétaire, la navette entre ces deux énergumènes qu’étaient Moré et Massignon. Moré fébrile, frôlant sans cesse le sacrilège, cassant des oeufs contre le bord de la poêle quand la servante n'était pas là, et l'oeuf tombait à terre. Il triomphait: « C'est toujours comme ça. » Il ne pouvait plus pisser sans faire couler de l'eau. Il dormait le plus souvent dans un fauteuil ou sur un canapé pour éviter le lit de mort. Une balle perdue a fendu la glace du salon le jour de la Libération, quai de la Mégisserie.

            Aux rencontres préparatoires de cette revue prétendument de laïcs assistait toujours Daniélou, alors brillant petit jésuite de la revue Études, et rien de plus. Massignon avait en main la Bible en quatre langues, sûrement l'hébreu, le grec et le latin de la Vulgate, mais la quatrième? Était-ce de l'araméen? Plutôt de l'arabe ou du copte. Cette Bible en hauteur doit être bien connue.

            Massignon était un fanatique et un obsédé, mais quelle classe!

            Sous le verre qui coiffait son bureau, de minces ossements: des reliques d'adolescents africains qui, après le passage d'un missionnaire plus qu'étourdi, avaient été brûlés vifs pour s'être refusés à un roitelet noir.

            Il allait prier sur place avec eux, pour eux, à telle date. Il faisait de même pour de nombreux membres de l'Église invisible, n'importe où dans le monde. Aux frais de qui? J'ai toujours pensé qu'il faisait partie du contre-espionnage, comme on dit hypocritement en français.

            Nous parlons de Shakespeare, de The Phoenix and the turtle, (qu'il sied de traduire, je crois, par Le Phénix et le tourtereau) puis de Valéry à propos de quelque poème métaphysique. Massignon se lève, va à sa bibliothèque, puis se ravise et se met à parler d'autre chose. Le téléphone sonne. J'entends: « C'est lui. »

 

         Un ambassadeur à la cour de Louis XVI a écrit que le roi était plutôt germanique et Marie-Antoinette plus lorraine qu'autre chose. Tendresse de Massignon pour Marie-Antoinette parce que lesbienne. Le prodigieux croquis de David et une lettre écrite au Temple m'émeuvent. Quel destin!

         Le poids des fautes et des cruautés de tous les rois pendant mille ans tombé tout à coup sur les innocentes épaules du roi serrurier et de la reine jardinière et nostalgique dès l'enfance d'une Habsbourg. Ce qui semblait ridicule devient émouvant. Qui recevait-elle au Petit Trianon? On l'imagine seule.

         Comme tout cela est démodé.