A propos de l’islamisme ou de
l’intégrisme, Tarek Ramadan observe qu’en ce début de vingt et unième
siècle, « tout se passe comme si le monde musulman était atteint d’un
mal nouveau, un et unique, nommé « l’intégrisme », le « fanatisme » ou
« l’islamisme » qu’il faut extirper à tout prix et contre lequel toutes
les forces progressistes, d’Orient et d’Occident, doivent s’armer. » Et
il ajoute : « Il n’y a pas de nuance à établir, pas de débat à espérer,
point de conciliation à attendre ». Et pourtant les nuances, comme les
débats, sont indispensables, non seulement pour comprendre l’Islam
politique au présent, mais aussi pour anticiper, en Europe aussi bien
qu’à l’échelle de la planète, des événements à venir dont les plus
radicaux parmi les tenants de l’Islam politique, ou de la violence
politique en Islam, seront les protagonistes, comme ils l’ont été le 11
septembre 2001.
Au risque de schématiser,
mais c’est pour introduire les nuances nécessaires quand on parle
d’islamisme ou de post-islamisme, il convient de rappeler que le monde
musulman contemporain est traversé par trois principales tendances qui
sont le réformisme, le fondamentalisme et l’occidentalisme,
chacune de ces tendances développant des courants radicaux qu’il faut
également distinguer les uns des autres. Naturellement, seules les deux
premières tendances, à savoir le fondamentalisme ou, mieux dit, le
traditionalisme, et le réformisme appartiennent à l’islamisme ou « islam
politique ». Car la tendance « occidentaliste » s’en écarte justement, et
de manière plus ou moins radicale, aussi, et au point parfois que certains
musulmans occidentalisés semblent n’être plus musulmans que de nom. Est-ce
que cela signifie qu’ils se sont retranchés définitivement de la
communauté musulmane ? Sans doute, non. Il reste que la critique des
réformistes à l’égard de ceux qu’on appelaient dans la première moitié du
20ème siècle les « francisants » n’est pas nouvelle : « Ces « francisants »,
écrivait ainsi Rachid Rida (1865-1935), qui entendent imiter les
Européens, croient que la religion est inconciliable avec la politique, la
science et la civilisation contemporaine, et que tout État, qui se lie à
la religion d’une façon effective, ne saurait être respecté, puissant et
devenir l’égal des grands États. (…) La plupart pensent que l’État doit
être laïque » (cité par Tareq Ramadan). En France, ces penseurs
« occidentalisés » militent pour une « laïcisation de l’islam » qu’ils
confondent volontiers, intentionnellement ou non, avec « l’analyse de
l’islam dans la laïcité » ! On voit qu’en ce qui concerne les relations
entre l’islam et la laïcité les nuances ne sont pas moins importantes.
Islam politique, donc : de
quoi s’agit-il : « de ceux qui cherchent à prendre le pouvoir et
n’hésitent pas à recourir à la violence ? Ou des mouvements plus que
centenaires qui affirment que la réalité de l’islam est incontournable et
qu’il faut compter avec sa prégnance dans l’organisation des sociétés
majoritairement musulmanes. (…) Est-il question des traditionalistes
saoudiens ou du clergé conservateur iranien ? » De fait, il convient de
distinguer entre le fondamentalisme et le réformisme, puisque c’est à cela
que fait allusion l’auteur précédemment cité.
Mais le fondamentalisme est à
distinguer aussi des éléments conservateurs que l’on rencontre dans
presque tous les pays arabo-musulmans. Ce qu’on appelle fondamentalisme
est très exactement le traditionalisme issu de la pensée et de l’action
d’Ibn Abd al-Wahhab, - dans la lignée d’Ibn Taymiya (mort en 1328), - où
il est question de « ramener l’Islam à sa pureté première ». Un pays comme
l’Arabie Saoudite est fondamentaliste.
Des éléments conservateurs,
la critique a été faite également par Rachid Rida qui écrivait : « Ces
‘ulamâ sont incapables de tirer, de leur droit étroitement
traditionnel, un système de lois militaires, financières et politiques.
Ils refusent d’accepter l’ijtihâd absolu dans toutes les relations
temporelles. (…) C’est avant tout parce que les ‘ulamâ n’ont pas su
renouveler leur apologétique que beaucoup de musulmans se sont détachés de
leur foi » (cité par Tareq Ramadan).
Entre le fondamentalisme et
l’occidentalisme, et en réaction contre le conservatisme des ’ulama,
les réformistes, eux, représentent une « troisième voie », inaugurée il y
a plus d’un siècle par Al-Afghani et Mohammed Abdou, continuée par un
Rachid Rida et surtout par l’Égyptien Hassan al-Banna, mort, assassiné, en
1949, fondateur en 1928 du mouvement des Frères musulmans.
Ce qui caractérise le
réformisme, qu’il faut donc identifier avec le mouvement des Frères
musulmans, c’est qu’il est « moderniste », contrairement au wahhabisme qui
est, lui, conservateur, et si les deux tendances présentent des
similitudes, elles ne sont que d’apparence : « De prime abord, ils [les
réformistes] peuvent donner l’impression d’exprimer une posture
fondamentaliste : il leur paraît certes impossible de faire l’économie des
prescriptions coraniques et prophétiques », toutefois cette « exigence »
traduit une « autre exigence de l’intelligence du contexte et de
l’époque ». C’est ainsi que fondamentalement pour Hassan al-Banna, il
s’agit de « s’affirmer pour Dieu et non pas contre l’Occident ». Cette
position, typique chez les Frères musulmans, est toujours celle
d’un Tarek Ramadan, petit-fils d’Hassan al-Banna.
L’islamisme radical
Les fondamentalistes ont
leurs groupes radicaux et leurs réseaux dont le plus célèbre et sans doute
le mieux organisé est le réseau al-Qaida sur lequel il n’est pas besoin de
s’étendre, la presse en ayant abondamment parlé, même si l’insistance a
été mise sur l’Afghanistan et le régime des Talibans, au risque de
détourner l’attention du véritable foyer mondial du fondamentalisme, y
compris sous sa forme radicale, qui reste l’Arabie Saoudite. Mais il
n’échappe à personne que des considérations d’ordre économique ont guidé
l’action anti-terroriste des États-unis.
Les réformistes ont eux aussi
leurs mouvements radicaux ou plutôt, au sein des réformistes, des courants
se sont formés qui se sont progressivement détachés de la pensée d’Hassan
al-Banna. Cette tendance s’exprime chez Seyyed Qotb, par exemple, qui
affirme : « La société musulmane est celle où est appliqué l’islam par la
foi, l’adoration, la législation, l’organisation sociale, la conception de
la Création, la façon de se comporter. (…) Une société dont la législation
ne repose pas sur la loi divine n’est pas musulmane quelque musulmans que
s’en proclament les membres ». De sorte que rapidement, l’action en
profondeur et pacifique préconisée par Hassan al-Banna fut relayée dans
certains groupes par la violence politique, comme Al jama’at
al-islamiyya, responsable de l’attentat perpétré en 1981 contre le
président Sadate : « Vouloir commencer par guerroyer contre
l’impérialisme, c’est une action inutile et futile, une pure perte de
temps. Il nous faut nous concentrer sur notre problème musulman, à savoir
l’instauration de la shar’ia de Dieu dans notre propre pays avant
tout, et tout y subordonner à la cause de Dieu. »
Si on a pu parler de l’échec
de l’islamisme, c’est sans doute parce qu’on avait en tête l’action
politique de ces groupuscules, mais c’est feindre d’ignorer, d’une part,
que l’islamisme ne se réduit ni à une tendance radicale issue des
réformistes qui se limite à la prise du pouvoir dans les pays musulmans,
ni à la violence politique des fondamentalistes qui est d’ailleurs
autrement plus dangereuse, car dirigée contre l’Occident et les
États-unis, et c’est, d’autre part, refuser de voir que l’islamisme n’est
pas seulement son expression violente, mais qu’il existe sous une forme
mesurée, intelligente et qui n’est pas dirigée contre l’Occident. Ou du
moins pas encore, car il dépend de l’Occident, de sa reconnaissance ou non
de l’islam en tant que civilisation mondiale, que le réformisme à son tour
se tourne ou non contre lui.
L’islamisme se présente donc
comme un monde complexe qui exige naturellement qu’on se réfère aux textes
fondateurs de ses théoriciens, et surtout qu’on fasse l’effort de se
décentrer, de les comprendre de l’intérieur, dans leur référence
fondamentale qui est spirituelle, qui est celle « de la foi proprement
dite, de la volonté d’affirmer sa conviction devant Dieu, sa conscience et
les hommes ». Ce qui est sans doute le plus problématique pour un
Occidental, spécialement en France.
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