« Le Brahmane, écrit René Guénon, est supérieur au Kshatriya par
nature, et non point parce qu’il a pris arbitrairement la première place
dans la société ; il l’est parce que la connaissance est supérieure à
l’action, parce que le domaine « métaphysique est supérieur au domaine
« physique », comme le principe est supérieur à ce qui en dérive ». A
cette position que l’on peut appeler traditionnelle, Julius Evola est
radicalement opposé et sa critique ne manque pas de pertinence : ce point
de vue de René Guénon, dit-il, est typiquement oriental et il n’a
pas de « valeur absolue et exclusive ». L’Occident, lui, est de
« tradition guerrière » et il n’y aucune raison, bien au contraire,
rappelle Evola, de s’en tenir à la thèse « guelfe », à savoir à la
« subordination de l’État, en tant que pouvoir temporel, à une autorité
spirituelle monopolisée par une caste sacerdotale ». Sans doute les deux
traditionalistes ont-ils raison l’un et l’autre, le premier, dans
l’absolu, le second, en tant que la caste sacerdotale doit disposer
effectivement de ce qui justifie sa primauté sur la caste guerrière.
Pouvoir royal / Action / Guerrier / Roi
Autorité sacerdotale / Contemplation / Brahmane
/ Saint
La première conséquence de ce débat reste au niveau de l’action réelle
en ce monde, car si pour René Guénon comme pour Julius Evola, elle
revient à une élite, celle-ci, pour le premier, doit agir « dans
l’ombre », tandis que pour le second, elle doit se manifester et même
« donner naissance à un organisme politique et à une nation intégrée,
dans une dignité semblable à celle qui fut créée par une grande
tradition européenne »
Féminin et masculin
Les relations du féminin et du masculin revêtent une importance
particulière dans la pensée de Julius Evola. On renverra ici à sa
Métaphysique du sexe : « Le sexe est la « plus grande force magique de
la nature » ; en lui agit une impulsion qui tient du mystère de l’Un ».
« La vérité, c’est que le sexe qui existe dans le corps existe aussi et
d’abord dans l’âme et, dans une certaine mesure, dans l’esprit même. On
est homme et femme à l’intérieur, avant de l’être extérieurement : la
qualité masculine ou féminine primordiale pénètre tout l’être, visiblement
et invisiblement »
Action / Guerrier / Amante
Contemplation / Ascète / Mère
« Au geste du Guerrier et de l’Ascète qui, l’un au
moyen de l’action pure, l’autre au moyen du
détachement total, s’affirment dans une vie qui est
au-delà de la vie, répond chez la femme le don total
à un autre être, le fait d’être tout entière pour un
autre, qu’il s’agisse de l’homme aimé (type de
l’Amante, femme « aphrodisienne ») ou du fils (type de la Mère,
femme « démétrienne ») ».
L’homme différencié ou
« Chevaucher le tigre »
Reprenons sa définition de la tradition : « Une civilisation ou une
société est dite traditionnelle », quand elle est régie par des principes
qui transcendent tout ce qui n’est qu’humain et individuel, quand toutes
ses formes lui viennent d’en haut et qu’elle est tout entière tournée vers
le haut ». Le constat de Julius Evola à propos du monde moderne – et ce
sera aussi celui de René Guénon – est sans appel : « Tout ce qui a fini
par prévaloir dans le monde moderne représente l’exacte antithèse du type
traditionnel de civilisation ». Il revient aux hommes, qui sont restés
« debout parmi les ruines » de « chevaucher le tigre », non seulement
d’éviter qu’il les dévore mais aussi de le maîtriser. L’homme de notre
temps selon Evola, l’homme « différencié », est l’homme qui peut « se
mesurer à la vie, dans un monde opposé à celui qui est conforme à sa
nature, c’est-à-dire opposé au monde de la Tradition ».
Quant à notre monde actuel,
Julius Evola en aura une vision particulièrement prophétique, que ce soit
de ce qu’il nomme, après Spengler, la « deuxième religiosité », qui est
somme toute bien plus dangereuse que la négation du religieux, ou de cette
parodie de l’Empire que constitue l’ère post-moderne :
« L’idée d’un futur empire
universel et d’organisations qui travaillent souterrainement pour son
avènement » est une « contrefaçon » que Julius Evola n’hésite pas à
qualifier de « satanique », car « ce qui se trouve effectivement au
premier plan, c’est la destruction et le déracinement de tout ce qui est
tradition, valeur de la personnalité et vraie spiritualité. L’Empire
présumé n’est que la concrétisation suprême de l’homme « terrestrifié »,
qui a fait de soi la suprême mesure et qui a Dieu pour ennemi. C’est le
thème avec lequel semblent devoir se conclure le « déclin de l’Occident »
de Spengler et l’âge sombre – Kali-Yuga – de l’antique tradition hindoue »
(voir Le mystère du Graal).
L’œuvre de Evola apparaît par
conséquent particulièrement adaptée aux temps que nous vivons, à
condition, naturellement, de l’aborder « avec plus de détachement et de
volonté d’analyse que de militantisme », comme le remarque Jean-Paul
Lippi, dans Enquête sur la Tradition. Ce nonobstant, elle n’en
paraît pas moins mieux correspondre à cette tradition occidentale,
« guerrière » que Evola incarnait, que l’œuvre d’un Guénon, qui demeure de
tradition orientale, « contemplative ». L’avenir dira ce qu’il adviendra
de l’une et de l’autre…
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