MARIE MADELEINE DAVY (1903-1998)

Ou LE DÉSERT INTÉRIEUR

[Extrait]

Marie-Madeleine Davy : Marie-Madeleine Davy ou le Désert intérieur - Texte intégral à télécharger au format PDF :

Cahiers d'Orient et d'Occident

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Sommaire

Aspects biographiques - Des "Hommes de lumière" - Puer aeternus - Henri Le Saux

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à Teresa Clayes

Née à Paris en 1903, Marie-Madeleine Davy repose depuis le 1er novembre 1998 au cimetière de Saint Clémentin, dans le département des Deux-Sèvres. Sa tombe, anonyme, porte ses simples mots : 

« Sois heureux, passant »

            Tel est l’ultime témoignage de son existence hors du commun qui, certes, s’est achevée dans la solitude, mais la solitude des « enfants des mystères », comme elle l’écrivait, à propos de Jacob Boehme, autrement dit dans ce « désert intérieur » où une certaine Présence l’avait appelée un jour.

            Marie-Madeleine Davy a vécu, en effet, dans sa plénitude, une expérience d’une qualité rare, l’expérience intérieure de la Présence : « Parfois, d'une façon soudaine, une Présence surgit à l'improviste. Les yeux extérieurs ne distinguent aucune forme. Le regard intérieur ne découvre pas de trace ». De quoi s’agit-il exactement ? « Quand l’âme est purifiée de toute idolâtrie, dira Marie-Madeleine Davy, elle devient capable de savourer l’expérience d’une Présence ; elle pénètre dans la contemplation. L’expérience éprouvée est intransmissible. A son endroit la discrétion s’avère nécessaire ».

            Cette Présence est celle de la Sagesse divine, ou de l’Esprit de Sagesse, de  la « lumineuse Sophia », présence singulière qui se tient dans une « dimension de profondeur », et dont le discernement forme l’appel à s’engager sur le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon les mots du poète romantique allemand Novalis.

En effet, une fois « cette présence découverte, l’homme comprend que le livre des secrets est en lui et s’offre à son déchiffrement ». C’est le déchiffrement de ce « livre des secrets » qui constitue toute l’expérience spirituelle de Marie-Madeleine Davy.

          « Le déchiffrement du livre qu’il porte en lui va s’accomplir lentement, comme une mue. Il risque d’éprouver « la démangeaison des ailes » sans pour autant les voir pousser. Quand elles seront déployées, il prendra son vol. A cet instant, délivré de sa pesanteur, il prendra sa voie de retour vers son origine céleste. Sorti de l’obscurité, il pourra peu à peu contempler la lumière. Ce « livre des secrets », qu’il porte dans le mystère, pourrait aussi avoir un autre nom : le « livre des aurores ». Les symboles et les images s’effacent de son itinéraire, les voiles s’estompent avant de laisser apparaître la lumineuse Sophia. Comprenant sa parenté céleste, il peut revêtir une nature sophianique. N’est-il pas un philosophe, un fils de la Sagesse ?

            Mais pour arriver à découvrir en lui l’Esprit de Sagesse, il lui faut passer par la souffrance, le dénuement, le dépouillement, le vide et tout d’abord d’avoir accès à la connaissance de lui-même »

Marie-Madeleine Davy ou le désert intérieur

 « Qu'il s'agisse de l'Orient ou de l'Occident, nous ne sommes plus à l'époque des maîtres, mais à celle du guru intérieur, de l'Église intérieure. »

           L’existence de Marie-Madeleine Davy témoigne toute entière d’une expérience dont le chemin est connu : c’est le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », ou encore le « chemin du dedans », tandis que le terme en est un « trésor caché », rien de moins que « le Royaume de Dieu [qui] est au-dedans » (Luc XVII, 21). « Mais, dira-t-elle, qui peut comprendre cette intériorité du royaume, sinon ceux qui en possèdent l’expérience ? N’est-ce pas uniquement l’expérience de l’intériorité qui permet d’être ouvert et de d’accueillir toute la beauté du monde considérée dans l’unité d’une commune recherche, d’un identique amour ? Dieu est un et face à lui l’humanité est une en dépit de la fragmentation, et de la diversité de ses langages. L’attitude la plus juste consiste plutôt à comprendre que si Dieu existe – et comment en douter – il ne peut être qu’unique, mais les hommes prennent divers chemins pour le rencontrer. L’important est d’éviter la confusion des voies ».

 La voie de Marie-Madeleine Davy aura été celle de la philosophie monastique, de l’Orient chrétien, puis de la via negativa, inspirée de Maître Eckhart, et de l’expérience du Soi, à la manière de Henri Le Saux, voie singulière, naturellement, car c’est dans la singularité que s’exprime l’authenticité de toute expérience intérieure, voie qui est fondamentalement chrétienne, même si elle s’inscrit dans une dimension du christianisme qui est essentiellement « détachement de soi », selon Maître Eckhart. Une voie, enfin, dont l’appartenance à l’ésotérisme chrétien est attestée moins par l’initiation médiévale de Marie-Madeleine Davy que par la réponse personnelle qu’elle a apportée à l’appel de la Sagesse divine, de la « lumineuse Sophia » : la solitude.

« Tous les hommes qui ont eu la grâce de rencontrer dans leur vie des hommes épris de sagesse ont deviné à leur contact leur extrême solitude », écrira-t-elle au sujet de Nicolas Berdiaev. Tous ceux qui l’ont connu, que ce soit dans son appartement parisien ou à la Roche aux Moines, sa maison de famille où elle se retirait régulièrement, entourée de grands arbres noirs habités par des colonies de freux – le corbeau est l’ami des solitaires – tous ont éprouvé son « extrême solitude ». Or, c’est justement en cela que Marie-Madeleine inaugure un temps nouveau pour l’ésotérisme chrétien, et consacre définitivement la faillite de cet ésotérisme « fin de siècle » auquel l’œuvre de René Guénon avait porté un coup fatal en son temps : « A l’égard de mon itinéraire, je me pose la question : quel fut mon initiateur, mon véritable maître spirituel ? / Je réponds sans la moindre hésitation : la solitude. / Elle est un abîme! Une profondeur! Une béance! / Dès ma jeunesse, j’ai perçu son appel. Et j’ai été séduite. Depuis, je n’ai jamais regretté l’union de nos amours ».

Cependant, au contraire de René Guénon, et de ses disciples, elle ne s’est pas tournée vers des philosophies orientales, elle est demeurée fidèle à sa tradition occidentale, avec toutefois une sympathie particulière pour l’Orient chrétien, comme elle le dira : « Dans cet Orient chrétien, je relevais une présence de la création, une dimension cosmique, un amour de la nature, des animaux, qui correspondaient au monde de mon enfance ».

 Marie-Madeleine Davy appartient par conséquent au petit nombre de ces ésotéristes d’Occident qui n’ont pas rompu avec leur propre tradition, tels que Robert Amadou, Henry Corbin, Nicolas Berdiaev, ou encore Frithjof Schuon, de cette tradition qui est celle de l’ésotérisme chrétien à propos duquel Henry Corbin avait cette formule : « Qu’il y ait en ce monde un écran qui sépare l’extérieur de l’intérieur, l’exotérique de l’ésotérique, c’est bien ce qui fonde la nécessité de l’ésotérisme chrétien ».

Alors se pose une question fondamentale à laquelle l’expérience intérieure de Marie-Madeleine Davy apporte une réponse contemporaine, pourrait-on dire, celle du Maître dans l’ésotérisme chrétien. (Il est évident que cette question ne se pose pas de la même manière dans l’ésotérisme islamique, ou dans la Kabbale). Quelle est cette réponse ? Ce sont les dernières pages de son ouvrage Le désert intérieur qui la donnent, en deux temps :

D’abord, dit-elle, « le besoin de rechercher l’aide d’un guru, situé au-dehors, prouve que la rencontre entre maître et disciple s’avère au-dedans encore imparfaite. Sinon le disciple pourrait questionner le sage sans pour autant le voir. C’est pourquoi un saint ou un sage – ayant quitté la manifestation depuis des années ou des siècles – peut devenir le guide d’un habitant du désert intérieur dont la visée est de s’avancer toujours plus loin dans la profondeur du désert. »

Ensuite, ajoute-t-elle, « au-delà de tous les gurus, le Maître intérieur détient la clef des Mystères. Il attend que l’oreille, les yeux et le cœur du disciple soient aptes à l’écouter, le voir, et à laisser son cœur s’embraser en plongeant dans la lumière divine. » C’est cela qu’il faut, en ce siècle commençant, méditer longuement, si l’on prétend répondre à l’appel de la Sagesse divine, Sophia, et avoir accès à cette unité qui forme le « trésor caché » de l’ésotérisme chrétien, parce qu’elle rassemble « la connaissance amoureuse et l’amour connaissant ».

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           Pour conclure, il convient de voir en Marie-Madeleine Davy un « être ailé ». A quelques uns d’entre nous, son expérience intérieure, son œuvre apparaissent familières. C’est sans doute qu’ils se reconnaissent appartenir à la même famille, la sienne : « Les individus ailés, dira-t-elle, ne sont pas facilement acceptés par la majorité des hommes, on les taxe d’originalité. Leur personnalité les isole, ils deviennent obligatoirement des solitaires et leur joie trouve sa source dans leur intériorité. Toutefois, ils sont protégés, il existe une communion secrète entre les êtres ailés ».

Puisse cette communion secrète nous rassembler toujours dans le visible et dans l’invisible !

©2003, Jean Moncelon