"Puerto Eden doit probablement son nom à la
fabuleuse beauté du site. A l'extrémité du canal de Messier, bordé de hautes murailles
grisâtres, le courant enfle comme une veine pressurée et le sombre couloir monumental
débouche sur un monde nouveau, primitif, où règne une nature d'une luxuriance grandiose
et indomptée. Après l'imposante austérité de la roche, les îles verdoyantes de Puerto
Eden offrent le spectacle d'une splendide oasis qui semble récemment surgie des eaux, et
où le voyageur s'attend à rencontrer les premiers hommes...
Toutefois, ces îles sont froides, humides, couvertes d'une épaisse
et poreuse couche de tourbe millénaire. De ce tapis de mousse et de lichens s'élèvent
des forêts de chênes, de canneliers, de cyprès et de lauriers. C'est sur ces rivages,
où abondent fruits de mer et poissons, qu'une race ancestrale a trouvé refuge : les
Alakaluf.
Nul ne sait d'où vinrent ces hommes. Après avoir traversé les
eaux désertes et tourmentées du Pacifique Sud, ils furent probablement les premiers
êtres humains qui foulèrent ce paradis protégé par les murailles andines et par la
mer. Distincts des autres aborigènes qui peuplent les régions magellanes, ils reçurent
des Yaghan de la Terre de Feu l'étrange nom "d'hommes de l'ouest avec des couteaux
en coquillage", ce qui est la signification du mot alakaluf. Puis un jour,
l'homme blanc fit son apparition sur ces rivages vierges, introduisant l'alcool et la
syphilis, bouleversant l'existence des Alakaluf, qui s'obstinèrent néanmoins à
conserver la coutume de trancher le cordon ombilical du nouveau-né avec un
coquillage."
Francisco Coloane, Tierra del fuego, 1963
"Le bateau fait escale au Paso del
Indio, où les Indiens Alakaluf ont l'habitude de venir en canoë à la
rencontre des bateaux. Parmi les femmes qui se trouvent sur ces longues
embarcations, je remarque étonné que l'une d'elles tient un pingouin dans
ses bras, comme un enfant. Plus tard, j'apprendrai que les Alakaluf
protègent leur nouveaux-nés du froid en les couvrant d'une peau de
pingouin."
"Aux abords de l'Augostura Inglesa,
des canots indigènes, comme jaillis du pied des falaises s'approchèrent de
notre bateau. Les montagnes étaient couvertes d'une épaisse couche de neige
jusqu"au niveau de la marée haute. Les hommes, les femmes, les enfants et
même les chiens me semblèrent être des êtres insolites, venus d'ailleurs.
Ils criaient "cueri! cueri!", "guachacay!" (eau-de-vie!). Ils
agitaient leurs peaux de loutre et de phoque, offrant de les échanger contre
de l'alcool. Une échelle de corde fut déroulée par laquelle ils grimpèrent
sur le pont, où passagers et matelots se livrèrent avec eux à une intense
activité de troc. Je voyais de vieux vêtements échangés contre des fourrures
de valeur."
Francisco Coloane, Le passant du
bout du monde, 2000
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