"Ils sont nés à quelques minutes d’intervalle au
beau milieu du premier été du vingtième siècle. L’un
s’appelle Lewis, l’autre Benjamin, deux vrais
jumeaux que leur mère, seule, peut distinguer l’un
de l’autre. Eux-mêmes s’y trompent parfois, au point
que Benjamin, se regardant dans une glace, ait cru y
reconnaître Lewis et que Lewis entendant l’écho de
sa voix pensait que son frère l’appelait.
Quatre-vingts années durant ils vont ainsi vivre
ensemble, non seulement l’un avec l’autre, mais l’un
pour l’autre, l’un de l’autre et tous deux
communiant dans le même souvenir émerveillé de leur
mère. Un siècle donc, ou peu s’en faut, que Lewis et
Benjamin parcourent en un long voyage presque
immobile autour de la Vision, la ferme paternelle
située à la lisière des Collines Noires du Pays de
Galles et des plaines anglaises du comté de
Hereford. La chronique de ce voyage est le sujet du
troisième livre de Bruce Chatwin, son premier roman
aussi : un grand livre, un beau livre, autant le
dire de suite, un chef-d'œuvre.
Voilà donc Lewis et Benjamin Jones, les merveilleux
enfants jumeaux de Mary et d’Amos. Et de la terre
galloise. Leur premier souvenir est celui d’une
souffrance partagée: une guêpe a piqué Benjamin,
c’est Lewis qui a mal, pleure et « caresse sa main
gauche comme un oiseau blessé ». La dernière image
est une fulgurante douleur, celle de Benjamin cette
fois dont la poitrine se déchire à l’instant même où
Lewis meurt sous son tracteur renversé. Entre les
deux, l’espace d’une vie qui ne fut pas toujours
commune. Il y eut d’abord la maladie, celle de
Benjamin atteint par une pneumonie. « Pour la
première fois les jumeaux dormirent séparés. » Plus
tard il y aura la guerre. Lewis est exempté du
service obligatoire, mais son frère embarqué de
force dans l’armée n’y connaîtra que les brimades et
la prison pour objection de conscience.
Les femmes aussi, du moins la tentation de Lewis,
vont encore, et pour la première fois séparer les
deux frères de leur vivant, avant les retrouvailles
définitives autour de leur mère agonisante. Autant
d’épreuves qui sont celles de la fraternité
indissoluble. Si Benjamin aime Lewis d’un amour
exclusif, total, dévorant, « vengeur » ajoute Bruce
Chatwin, Lewis ne peut non plus vivre sans l’autre.
Les déchirements de Benjamin, blessé au fond de
l’âme par l’absence de son frère, Lewis les éprouve
dans son corps.
Inséparables donc. Heureux ? Il le faut bien, même
si le bonheur a parfois goût d’amertume, même si
pour Lewis il ne peut étouffer entièrement le
sentiment, honteux, coupable, que cette vie partagée
lui en a peut-être coûté une autre qui eût été
pleinement la sienne. Il n’en fera qu’une fois
l’aveu, furtif, tardif : « Je me demande ce qui
serait arrivé s’il n’avait pas été là. S'il était
parti... ou mort. Alors j’aurais mené ma propre vie,
j’aurais eu des enfants. » Mais au bout du compte,
une vie quand même et la seule possible, pétrie
d'innocence et de bonté, sinon le bonheur au moins
la multitude des petits bonheurs et, tout compte
fait, au crépuscule de leurs existences confondues,
communiant en silence devant l’édredon en patchwork
de Mary, leur mère adorée, leur seul véritable
amour, cette certitude « que leurs vies n’avaient
pas été vaines et que le temps qui guérit tout avait
balayé la douleur et la colère, la honte et la
dureté, et promettait un avenir riche d’événements
nouveaux."
Marc Kravetz, Le Magazine littéraire, mai
1984
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