Y a-t-il une autre manière de
rencontrer Bruce Chatwin ?
Il en va de son œuvre comme de
quelques pays dont le souvenir ne vous quittera plus ou de certaines
personnes qui deviendront des amis très chers. Les chemins de Chatwin ont
croisé votre propre chemin et cela suffit sans doute pour que vous ne
vouliez plus vous séparer d'un tel compagnon de route.
Mais, lui, qu'en pense-t-il ? Il
est trop tard pour répondre.
D'ailleurs, il ne pourra jamais
s'atteler à son gros bouquin sur les nomades. Et cela aussi est une
raison supplémentaire pour s'attacher à lui et l'accompagner désormais
dans sa fuite :
"La FUITE (c'est là une raison
personnelle pour écrire ce livre). Pourquoi ne puis-je tenir en place
quand je suis resté au même endroit pendant un mois, pour devenir
carrément insupportable au bout de deux? (Je suis, je dois l'admettre, un
cas difficile)" (Anatomie de l'errance).
Ou plutôt dans sa migration. Car
Bruce Chatwin est fondamentalement un écrivain migrateur.
Personnellement, c'est en Patagonie
que j'ai rencontré Chatwin. A l'époque, il avait regagné l'envers de
l'errance, mais il avait écrit un livre exceptionnel à propos d'une
Patagonie qu'il s'était inventée et dont la réalité s'imposerait à
tous ceux qui ont rêvé de cette Terre de Feu, de ce "Bout du
monde". Chatwin n'a jamais rien décrit finalement que ce que
l'alchimie de son cerveau (son regard, sa curiosité, sa sympathie) transmutait.
Je l'ai revu une autre fois à Prague (Utz) et, compte tenu de que l'on sait de
cette ville singulière, on peut affirmer sans erreur que l'œuvre de
Chatwin est une alchimie - comme toute sa vie est une œuvre au noir.
Pourquoi Chatwin, finalement.
Il incarne la Sagesse. Il a écrit
à ce propos que "les vrais nomades regardent passer les
civilisations avec sérénité". Ceci pour l'histoire. Mais il dit
aussi : "C'est en marchant que les sédentaires que nous sommes se débarrassent
de leurs frustrations" (Qu'est-ce que je fais là) et,
naturellement, c'est la sagesse même.
Il incarne aussi l'Idée de voyage :
"Toutes nos activités, écrivait-il, sont liées à l'idée de
voyage. J'aime à penser que notre cerveau dispose d'un système
d'information qui nous ordonne de prendre la route et que là réside la
cause essentielle de notre besoin de bouger" (Anatomie de
l'errance). Il ajoutait : "Les drogues sont des véhicules pour
des gens qui ont oublié comment l'on marchait" (idem).
D'un point de vue métaphysique,
enfin, Chatwin est un homme qui n'aurait jamais pu rencontrer un jour son
Orient, ou le lieu de sa seconde naissance, et sa mort le prouve assez.
Son destin, sa vocation plutôt, était de tracer sur la terre des sentiers
de migration immuables. Mais c'est surtout qu'il était son propre
Orient.
On a dit que Bruce Chatwin était un
écrivain pour happy few... C'est bien certain et cela ne saurait
atténuer notre ferveur. Le monde qu'il s'était inventé est une occasion
de nomadiser, hors des frontières habituelles de la littérature, de la
vie même, et de saisir quelque chose de cet or alchimique qui en naît
parfois, dans certaines circonstances de son destin, et aussi à travers
certaines œuvres : comme la sienne tout entière.