Pourquoi Bruce Chatwin

"Les vrais voyages sont plus efficaces, plus économiques et plus instructifs que les faux."

Retour à Bruce Chatwin

"Tombes de saints. Demi-cylindres de grossières dalles de marbre blanc ceints de balustrades. Galets de marbre et de basalte disposés sur les tombes où poussent d'anciens arbres étendant leurs branches, pins et figuiers blancs, feuilles gris-vert tachetant l'ombre glauque. Des enfants psalmodiant leurs leçons à l'unisson. Milans magiques dans le ciel. Symbolisme des drapeaux de prière attachés aux parties inclinées des arbres, orange, bleus et verts. Le corps du saint qui donne directement la vie, qui donne de l'ombre." (Hérat, 15 août 1969)

C'est l'histoire somme toute commune d'une œuvre que l'on découvre providentiellement et sous le charme de laquelle on tombe soudain, et de manière définitive, parce que tel était le décret finalement qui inscrivait Bruce Chatwin dans sa courbe de vie.

Y a-t-il une autre manière de rencontrer Bruce Chatwin ? 

Il en va de son œuvre comme de quelques pays dont le souvenir ne vous quittera plus ou de certaines personnes qui deviendront des amis très chers. Les chemins de Chatwin ont croisé votre propre chemin et cela suffit sans doute pour que vous ne vouliez plus vous séparer d'un tel compagnon de route. 

Mais, lui, qu'en pense-t-il ? Il est trop tard pour répondre. 

D'ailleurs, il ne pourra jamais s'atteler à son gros bouquin sur les nomades. Et cela aussi est une raison supplémentaire pour s'attacher à lui et l'accompagner désormais dans sa fuite : 

"La FUITE (c'est là une raison personnelle pour écrire ce livre). Pourquoi ne puis-je tenir en place quand je suis resté au même endroit pendant un mois, pour devenir carrément insupportable au bout de deux? (Je suis, je dois l'admettre, un cas difficile)" (Anatomie de l'errance).

Ou plutôt dans sa migration. Car Bruce Chatwin est fondamentalement un écrivain migrateur.

Personnellement, c'est en Patagonie que j'ai rencontré Chatwin. A l'époque, il avait regagné l'envers de l'errance, mais il avait écrit un livre exceptionnel à propos d'une Patagonie qu'il s'était inventée et dont la réalité s'imposerait à tous ceux qui ont rêvé de cette Terre de Feu, de ce "Bout du monde". Chatwin n'a jamais rien décrit finalement que ce que l'alchimie de son cerveau (son regard, sa curiosité, sa sympathie) transmutait. Je l'ai revu une autre fois à Prague (Utz) et, compte tenu de que l'on sait de cette ville singulière, on peut affirmer sans erreur que l'œuvre de Chatwin est une alchimie - comme toute sa vie est une œuvre au noir.

Pourquoi Chatwin, finalement.

Il incarne la Sagesse. Il a écrit à ce propos que "les vrais nomades regardent passer les civilisations avec sérénité". Ceci pour l'histoire. Mais il dit aussi : "C'est en marchant que les sédentaires que nous sommes se débarrassent de leurs frustrations" (Qu'est-ce que je fais là) et, naturellement, c'est la sagesse même.

Il incarne aussi l'Idée de voyage : "Toutes nos activités, écrivait-il, sont liées à l'idée de voyage. J'aime à penser que notre cerveau dispose d'un système d'information qui nous ordonne de prendre la route et que là réside la cause essentielle de notre besoin de bouger" (Anatomie de l'errance). Il ajoutait : "Les drogues sont des véhicules pour des gens qui ont oublié comment l'on marchait" (idem).

D'un point de vue métaphysique, enfin, Chatwin est un homme qui n'aurait jamais pu rencontrer un jour son Orient, ou le lieu de sa seconde naissance, et sa mort le prouve assez. Son destin, sa vocation plutôt, était de tracer sur la terre des sentiers de migration immuables. Mais c'est surtout qu'il était son propre Orient.

On a dit que Bruce Chatwin était un écrivain pour happy few... C'est bien certain et cela ne saurait atténuer notre ferveur. Le monde qu'il s'était inventé est une occasion de nomadiser, hors des frontières habituelles de la littérature, de la vie même, et de saisir quelque chose de cet or alchimique qui en naît parfois, dans certaines circonstances de son destin, et aussi à travers certaines œuvres : comme la sienne tout entière.