Redmond O'Hanlon
"Sur la route de Llanthony, nous avons marché
sous la grêle, et Bruce m'a raconté qu'un jour une femelle d'albatros avait migré vers
le nord, vers le mauvais hémisphère, pour aller bâtir son nid aux îles Shetland, où
elle avait attendu en vain que le mâle vînt la rejoindre.
Parlé aussi du train que lui-même avait pris à la gare de King's
Cross pour aller la voir, et du seul autre voyageur qu'il avait trouvé dans son
compartiment-couchettes : un Fuégien ("qui se rendait sur les plates-formes
pétrolières de la mer du Nord... Ces gars-là, c'est les seuls à pouvoir vous lancer
une amarre dans l'organeau d'une bouée") dont il connaissait le village, étrange
coïncidence, pour y être passé lors du voyage d'où était né En Patagonie.
Il m'a dit son amour pour les bergers nomades du Soudan, parlé des
monnaies romaines que l'on fait clandestinement sortir de Turquie, d'un dessin de roue
préhistorique établissant l'existence d'un lien entre les Irlandais et une sous-ethnie
du Caucase (en tout cas, c'est ce qu'il me semble avoir compris), et aussi de son grand
rêve : écrire un roman dont l'histoire se passerait en Russie."
"J'ai vu Bruce pour la dernière fois dans la
maison lumineuse d'Elizabeth, orientée en plein midi, face à une vallée du comté
d'Oxford. Alité dans sa propre chambre, il avait disposé sur son couvre-pied des livres,
et sur une caisse, près du chevet, le manuscrit d'un romancier débutant qu'il avait pris
en amitié. Sur la table de chevet étaient entassées des cassettes de jeunes musiciens
à qui il avait prodigué ses encouragements. Aux murs de la pièce étaient accrochées
les icônes russes qu'il venait d'acquérir.
Bien qu'il fût
si faible et si émacié qu'on voyait sous la peau de ses bras la blancheur du squelette,
il gardait à portée de main son téléphone, ne cessant d'appeler dans le monde entier
ses amis, et de recevoir leurs appels."
"Souvenirs de Bruce Chatwin", Étonnants
voyageurs,
Flammarion, 1999Francis Wyndham
"C'est peut-être pour cette dernière
qualité qu'il était le plus apprécié de ses amis. Il savait découvrir chez eux ce qui
les intéressait et il réagissait immédiatement. Non seulement il comprenait ces
intérêts, mais il les approfondissait et, allant jusqu'à se détourner de son chemin
pour les pousser plus loin encore, il envoyait, des endroits les plus surprenants, des
cartes postales contenant des données pertinentes et éclairantes. Chatwin était un
être multiple et il avait en conséquence de nombreux amis très différents entre eux.
On lui a reproché de les maintenir dans des compartiments séparés, mais je ne crois pas
qu'il agissait ainsi de manière délibérée. Il ne voyait pas les choses comme cela. En
fait, je sais qu'en plusieurs occasions il a pris la peine de faire se rencontrer des gens
qui auparavant ne se connaissaient pas ; mais il demeurait trop rarement assez longtemps
dans un même lieu pour que cela se produisit régulièrement. Certains de ses amis ont
tendance à être légèrement possessifs à son sujet, mais lui n'était pas possessif
avec eux. Après des mois d'absence il apparaissait soudain et pendant des jours,
peut-être des semaines, les relations stimulantes étaient ranimées avec aisance et
bonheur avant qu'il ne disparût de nouveau."
in Bruce Chatwin, Photographies et
carnets de voyage, Grasset, 1993
Salman Rushdie
"Un détail qui m'a beaucoup frappé. Des
motels où nous arrêtions, Bruce passait d'innombrables coups de téléphone. Il semblait
avoir les numéros de tous les habitants de la planète dans ses célèbres carnets de
moleskine noire. Quand il avait quelqu'un au bout du fil, il se contentait toujours de
dire : "Allô, c'est Bruce."
"Bruce aborde tous les sujets. Rien de ce qui
existe sous le soleil ne lui est étranger. Je me souviens d'un long exposé sur le
romancier Eça de Queiroz. Du récit de son escalade des premiers contreforts de
l'Everest. Et de mille petites parenthèses étymologiques."
"Allô, c'est Bruce",
Étonnants voyageurs, Flammarion, 1999 |