ÉDITORIAL
par Charles Le
Brun
Ce n’est peut-être pas un hasard si Herman Melville
a choisi pour son cachalot blanc le nom énigmatique
de Moby Dick. En effet, il n’est pas inintéressant
de savoir que dans l’argot de nos voisins d’Outre-Manche,
la populace, la canaille se dit mob ; et que
le mot dickens est utilisé pour désigner le
Diable. Un vieil ami nous en fit un jour la
remarque. Puis il ajouta d’un air entendu : « Moby
Dick est un roman à clef ». Ce qui ne fut pas
pour nous surprendre.
Le cétacé dont
Melville nous parle n’est rien de moins que
diabolique. Qui le contesterait ? Et par le fait
même de sa blancheur, il évoque pleinement l’entité
ténébreuse que ce monde a pour Père tant il est
vrai, parfois, que le contraire renvoie à son
contraire. Comme l’image qui, s’inversant dans un
miroir, place à gauche la droite de celui qu’on
regarde.
Tout au
long de cette fantastique aventure, Moby Dick est
assimilé au Léviathan. Dans la kabbale juive,
Léviathan est l’un des quatre esprits qui président
aux points cardinaux. Mais surtout : il gouverne
les contrées maritimes de l’empire de Belzébuth.
Melville
écrivit son livre en 1850. Cent plus tôt, on
affrétait encore – pour la dernière fois – des
navires qui partaient à la recherche du Paradis
terrestre, reprenant en cela – pour la dernière fois
– la fabuleuse quête de saint Brendan, ce moine
irlandais du VIème siècle qui, avant
d’accoster la Terre de Promission, célébra la Pâques
sur le dos… d’une baleine ! Jasconius, en effet,
s’était prêtée au déroulement de l’office le plus
étrange qui fut jamais. Mais Jasconius était une
sainte baleine quand Moby Dick, lui, n’incarne et
pour l’éternité, dans les remous furieux de
l’infinitude océane, que la rage superlative du
Malin.
Or, si
Moby Dick est une manifestation du Démon, son
implacable adversaire – l’ombrageux capitaine du
Péquod – d’où vient-il qu’il se nomme Achab ?
Pure coïncidence ? Voire… Dans l’Ancien Testament,
juges et prophètes se liguent contre le culte de
Baal dont Achab, roi d’Israël, a introduit le rite
homicide. Achab aussi est donc maudit. On assiste
alors à l’horrifique combat de deux créatures dont
l’origine ne fait aucun doute : l’enfer. Le
« Royaume divisé contre lui-même » dont parlent
l’Écriture, il est peut-être là et comme dans
l’Évangile, il se détruit. Une image des hommes. Une
image du monde. Avec cet insolite équipage, embarqué
sur le vaisseau de la vengeance et qui subit la
noire obsession de l’inquiétant nautonier auquel il
a lié son sort. A l’exception d’un seul : Ismahel.
Mais ici encore, le
choix du nom n’est-il pas volontaire ? Orthographié
Ismaël dans la Bible, ce personnage est le fils aîné
d’Abraham, conçu par la servante de Sarah, Agar.
Chassé avec sa mère dans le désert de Bersabée après
la naissance d’Isaac, c’est de lui et de
l’Égyptienne Pharax que naîtront les tribus arabes
dont Mahomet se glorifiera de descendre. Il sera
plus tard considéré comme le responsable du grand
schisme qui divise les descendants d’Abraham.
Moby Dick, Achab,
Ismahel : trois noms autour desquels s’enroule et
s’articule et retentit ce roman formidable ; trois
noms porteurs de la réprobation divine et qui
donnent à cette œuvre si délibérément singulière une
tonalité dont il faut se garder de mésestimer la
portée. On peut alors s’interroger sur la
signification d’une petite phrase que l’auteur
glissa dans une lettre écrite à l’intention de son
ami Nathaniel Hawthorne et sur laquelle, depuis, on
a dit de tout. Et n’importe quoi : « J’ai écrit un
livre malin. »
Nous laissons aux
lecteurs le soin d’apprécier ce vocable à double
sens que beaucoup ont entendu dans sa plus anodine
acception mais qui pourrait bien en dissimuler une
autre, plus subtile celle-là, et moins inoffensive.
Et nous les renvoyons, s’ils ont le goût des jeux de
mots, aux savantes polysémies d’un Villon, d’un
Rabelais, d’un Béroalde de Verville, d’un Swift ou
même, plus près de nous, d’un Gérard de Nerval. Et
de bien d’autres magiciens de la langue, tous
amateurs de l’Ars Punica. |