Dans d'autres édifices que la mosquée,
dans l'architecture civile des palais et des maisons privées, le décor des
murs est moins strictement contrôlé, mais les mêmes principes de style
dominent : le décor artistique musulman ne cherche pas à imiter le
Créateur dans ses oeuvres par le relief et le volume des formes, mais
l'évoque, par son absence même, dans une présentation fragile, inachevée,
périssable comme un voile, qui souligne simplement, avec une résignation
sereine, le passage fugitif de ce qui périt, et tout est périssable «
excepté son visage ». La matière de l'artiste est malléable, humble, sans
épaisseur : du plâtre, du stuc, et l'ornementation comporte des
incrustations au lieu de reliefs. Quant aux sujets, ce sont des formes
géométriques, mais des formes géométriques ouvertes. C'est un rappel, une
figuration sensible d'une thèse de théologie dogmatique fondamentale, à
savoir que les figures et les formes n'existent pas en soi, et sont
incessamment recréées par Dieu. Nous trouvons ainsi des polygones
entrecroisés, des arcs de cercle à rayons variables, l'arabesque,
qui est essentiellement une espèce de négation indéfinie des formes
géométriques fermées, qui nous interdit de contempler, comme le faisait la
pensée grecque, la beauté d'un cercle en lui-même, la beauté d'un polygone
fermé comme d'un pentacle magique et planétaire. A côté des arabesques en
stuc, nous trouvons des mosaïques et, lorsque les murs ou les planchers
sont recouverts, des tapis. Ces mosaïques et ces tapis appliquent un
principe artistique qu'on peut appeler le principe du blason. Il n'y a
pas de nuances dégradées pour passer d'une teinte à une autre, car elles
s'opposent, mais cinq couleurs au plus et des couleurs mates, sans
transparence ni perspective, intenses, De même que dans les blasons, il
s'agit avant tout d'affirmer des contrastes. Les sujets traités dans les
tapis sont soit des semis de fleurs stylisées, soit des animaux hiératisés.
Ces fleurs ne sont pas très nombreuses, on en a compté cinq espèces dans
la Perse du XVe siècle; quant aux animaux hiératisés, il n'y en a pas plus
de trois ou quatre, comme le griffon et le phénix; ce sont, encore une
fois, des groupements arbitraires d'écussons colorés, d'atomes décoratifs;
il n'y a rien qui illustre mieux la thèse théologique qui nie la
permanence formelle de la nature que la doctrine du blason, avec ses
oppositions brutales de couleurs et de métaux nobles, et ses fleurs et
animaux fantastiques "pétrifiés".
Nous pourrions, sur les autres aspects
du décor de la vie, procéder à des analyses analogues : sur les coutumes
qui règlent les salutations et les souhaits, sur la coupe des vêtements,
sur leurs broderies d'or plaqué, et même sur l'assaisonnement des repas
aux condiments heurtés et sans progression; tout le décor social culmine
dans deux aspects supérieurs où l'intelligence se concentre ou se délasse
: le style dans la littérature et le rythme dans la musique; deux aspects
qui nous amèneront ainsi au seuil même du Livre de la "récitation" sacrée
psalmodiée dans tout le monde musulman, qui s'appelle
le Coran.
Louis Massignon, En Islam, Mosquées et
jardins (1939) |