« C’est à Munich que vécut le plus original de tous les
penseurs romantiques, et celui qui peut passer pour
l'inventeur de la plupart de leurs idées: ce Franz von
Baader, dont l'influence s'exerça aussi bien sur
Schelling que sur les médecins magnétiseurs, sur
Schlegel et sur Steffens. Nul ne représente mieux que
lui le type même du « physicien romantique ». Médecin
avant de passer par des études géologiques à Freiberg,
introducteur (après Mathias Claudius) de Saint-Martin en
Allemagne, ami de Lavater, grand lecteur des vieux
mystiques, cet homme singulier ne laissa rien
échapper de ce qui constitua le mouvement original de
son époque. Inspecteur des mines, il ne fut pas homme
de cabinet seulement, et son voyage en Russie de 1822
qui finit lamentablement par des complications
policières, dut avoir on ne sait quelles fins
diplomatiques. Son ascendant fut considérable dans le
monde catholique de la Restauration; Lamennais el
Montalembert, qui furent ses hôtes à Munich, éprouvèrent
vivement la fascination qu'il exerçait sur tous ceux qui
l'approchèrent. Son magnifique profil de médaille
antique, la majesté d'un visage qu'animait une vive
flamme, reflétaient une nature infiniment malaisée à
saisir à travers ses écrits et les témoignages de ses
contemporains. Le jeune homme du Journal
intime a toute l'ardeur ambitieuse et volcanique du
Sturm und Drang, et, lorsque, vieillard,
il épouse en secondes noces une toute jeune fille, on le
retrouve pareil à ce qu'il fut à vingt ans : passionné,
mystérieux, insensible à la vanité autant qu’il y avait
été accessible en son âge mûr. Son œuvre consiste en
une foule de brefs traités, obscurs et singuliers, qu'il
envoyait à ses amis, et où tout est fragment, aperçu,
intuition abrupte. Une langue imagée et prophétique,
assez voisine de celle de Hamann, ne rend pas toujours
facile la lecture de ses écrits ésotériques, où le
problème du mal, de l'âge d'or, de la chute se mêle sans
cesse à l'étude de la nature, la mystique des nombres à
des questions linguistiques »
Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve, José
Corti, 1989 |