"Comme splendeur terrestre de
la divinité, le Xvarnah Imaginé par l'âme transfigure la Terre en une Terre
céleste, paysage glorieux symbolisant avec le paysage paradisiaque de
l'au-delà"
Henry Corbin
Y a-t-il un art visionnaire
chrétien, disons depuis la Renaissance, qui puisse passer pour un art sacré ? Ce
qui paraît évident est que certaines manifestations de lart chrétien comme de
lart de lislam appartiennent à un ordre que lon peut qualifier de
visionnaire... et même si lon se trouve en cette matière dans les marges de
lart sacré tel quil a été décrit précédemment.
Lart visionnaire nest pas, à proprement
parler, un art sacré, mais cest un art, dinspiration chrétienne ou
musulmane, qui prétend traduire sous une forme ou une autre quelque chose de
lexpérience intérieure ou plutôt de la vision que lartiste a
des mondes intérieurs, de ce quil voit dans ce monde intermédiaire entre le monde
visible et le monde invisible, qui permet la perception de ce qui ne serait pas autrement
perceptible, de ce monde de lImagination (qui nest pas limaginaire)
servant de lien " visuel " entre le monde du divin et le monde
terrestre.
Il sagit par conséquent dun art qui
donne à voir ce qui communément ne se voit pas et qui ne peut se voir quavec
" les yeux de lâme " ou " lil du
cur ".
Quant au monde intermédiaire ou monde
supra-sensible, il a été décrit de toutes les manières possibles. On en trouve la
description aussi bien dans la littérature, y compris là où on ne sattendrait
peut-être pas à le trouver - chez Balzac, par exemple, cf. Séraphita ou Louis
Lambert , - que dans la philosophie, ou mieux dit la théosophie (Swedenborg, Steiner,
Ibn Sîna, Ibn Arabî), dans la peinture comme dans la musique, en Orient comme en
Occident.
Il est intemporel, de la même manière que les
expériences visionnaires sont, elles, hors de lespace, et cest pourquoi,
dailleurs, certaines " coïncidences " en terme de géographie
spirituelle sont pour le moins troublantes lorsquon découvre la description
dun même " lieu " aussi bien chez un spirituel musulman iranien
du 12ème siècle que chez une mystique chrétienne de Westphalie du 19ème
siècle!
Il existe pourtant, en matière dart pictural,
une différence essentielle et non moins troublante.
Dans lart musulman, lartiste peint ce
quil a vu, alors que dans lart chrétien, il décrit ce quil
sattend à voir. Peut-être la raison en est-elle que le Christianisme reste
fondamentalement la religion de la Rencontre, alors que lIslam est celle du
Témoignage. Rencontre de lâme humaine avec son bien-aimé Jésus-Christ,
dune part, et Témoignage de lUnicité divine, dautre part. Il faudrait
pour cela comparer certains tableaux de C.K. Friedrich ou de Georges Rouaud avec ces
visions paradisiaques dont les artistes iraniens ont le secret.
Dans un autre ordre, on pourrait procéder à la
même analyse avec telles compositions musicales de Richard Strauss ou celles dun
Anton Bruckner qui appartiennent au même monde visionnaire. Cependant, est-il abusif de
dire quil nexiste plus à notre époque de musique sacrée chrétienne, mais
uniquement de la musique religieuse ou liturgique et que sil fallait comparer avec
telles ou telles compositions musicales du monde islamique, y compris contemporaines comme
celles de Nusrat Fateh Ali Khan, il faudrait remonter à Hildegarde de Bingen ?
Le domaine de la poésie, enfin, introduit les
mêmes rapports. Lorsque Pascal écrit son Mémorial, ce nest certes pas
pour lart, même sacré. En revanche, quand le poète iranien " parle de
lImage du Bien-Aimé divin et loue sa Beauté, il a effectivement vu cette
Image. " Pourtant, certains Hymnes à la Nuit de Novalis traduisent exactement ce quil a vu : le tertre,
la Bien-aimée transfigurée, etc.
Tout se passe comme si dans un univers spirituel
dévasté comme celui du monde occidental, où lart sacré a réellement disparu
avec la conception théocentrique qui en faisait toute la pertinence, il ne restait plus
que des manifestations dun art visionnaire à la recherche de ses sources,
dune tradition qui la déserté. Encore faudrait-il ajouter que ces
manifestations sont devenues a priori impossibles dans lart moderne,
sinon comme une tragique parodie, inaugurée par un célèbre philosophe de la
" mort de Dieu ", et qui culmine ou plutôt sabîme
définitivement dans les uvres dun Bacon, par exemple.
Inversement, lorsque lart visionnaire, dans un
univers comme celui du monde musulman, échappe à ce qui le légitime, cest-à-dire
à un son " orientation ", il entre dans une sorte de décadence.
Lart persan, par exemple, néchappe à cette règle. Les modèles restent les
mêmes, mais le langage formel traditionnel aussi bien que la
" vision " intériorisée ont disparu.
En fait, lart visionnaire est de toutes les
religions révélées. Il se tient certes aux marges de lart sacré, il nen
est pas moins un art sacré lorsque la vision quil donne à voir est celle qui se
manifeste dans le secret du Cur visité par lAmi ou par le Bien-aimé, par
Alî ibn Abî Tâleb ou par Jésus-Christ. Autrement dit, il est un art sacré
lorsquil évoque lImago dei.
Limage divine, pour le christianisme,
cest " la forme humaine du Christ " et lart consiste à
transfigurer lhomme. Dans cette perspective, limage divine par excellence est
licône.
Pour lIslam, le miracle est celui de
" la Parole divine révélée directement dans le Coran " et
lart sacré est par conséquent " la manifestation de lUnité divine
dans la beauté et dans la régularité du cosmos ". Cependant, limage
divine existe aussi dans lart islamique, mais non sous la forme de licône, ou
plutôt cette icône nest pas autrement figurée que dans la poésie et
particulièrement dans la poésie persane. Il sagit dune icône verbale.
Bibliographie
-
Titus Burckhardt, Principes et méthodes de
lart sacré , Dervy, 1995 et Lart
de lIslam , Sindbad, 1985
Nadjm oud-Dim Bammate, Cités dIslam
, Arthaud, 1987
Louis Massignon, En islam Jardins et Mosquées
, Le Nouveau Commerce, 1981
Annemarie Schimmel, Terres dIslam, Aux
sources de lOrient musulman, Maisonneuve & Larose, 1996
Nasrollah Pourjavady, " Origines
historiques de lImago Dei ", Luqmân, Presses Universitaires
dIran, Automne-hiver, 1991-92.
Paul Evdokimov, Lart de licône
, Desclée de Brouwer, 1972
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