"N'est-ce
pas que Tu me verras, quand Tu me supplicieras"
Hallâj.
On ne saurait évoquer la
spiritualité de Louis Massignon sans aborder, en manière de prolégomènes, les
événements qui vont déterminer, en Irak, du 3 au 8 mai 1908, sa vocation en Dieu.
Certes, on pourrait se contenter de
repérer des filiations, celles des stigmatisées, des "compatientes" et des
martyrs, auxquelles sa spiritualité se rattache indéniablement, ou de relever les lieux
qui composent sa géographie mystique, il n'en restera pas moins que tous ces éléments
diront finalement peu de choses de son expérience spirituelle. C'est de l'intérieur
qu'il faut tenter de la comprendre, à travers certaines "clauses intimes" :
afin d'en élucider le mystère. Il s'agit par conséquent, en partant de ses Notes sur
ma conversion (1922, complétées en 1924 et 1934), de tracer les quelques lignes de
force de cette spiritualité, en s'aidant aussi des nombreux indices que Louis Massignon a
disposés dans tous ses écrits, y compris les plus scientifiques d'apparence, de
procéder finalement un peu à la façon dont une étude sur les Pensées de Pascal
chercherait à tirer le meilleur parti de son fameux Mémorial.
Il faut naturellement beaucoup
d'humilité pour prétendre approcher le Secret de Louis Massignon et pourtant c'est ce
Secret qui explique seul sa spiritualité. Quel est d'ailleurs ce Secret? C'est le Feu,
"ce feu du ciel qui doit tout brûler, à la fin", comme il l'écrira,
"ce feu de l'éternel amour, intolérant et intolérable pour toute souillure, qui
flambera toutes nos plaies, sondant nos hésitations, nos lâchetés, nos refus, ce feu
dans lequel, au soir de cette vie, chacun de nous comparaîtra pour être jugé"
.
L'épreuve
du FeuLouis Massignon a connu une
"saison en Enfer", en Égypte, de 1906 à 1907, après sa rencontre avec un jeune
Espagnol, de six ans son aîné, Luis de Cuadra, qui l'entraîne dans une vie dissolue où
il est question de se donner, pour comprendre. Ce n'est pas le lieu ici d'en
décrire les épisodes. Simplement suffit-il de rappeler que, de l'aveu même de Louis
Massignon, bien des années après sa conversion, le "pécheur pénitent"
se trouve pris entre deux feux : "Les pharisiens de l'Ordre" et "les
anciens camarades, dont nous continuons à rester la "rançon" devant Dieu",
- et il ajoutera cette confidence qui se rapporte à son séjour en Égypte : "C'est
même pour cela que Dieu a permis que nous ayons eu avec eux notre "Saison en
Enfer" .
Cependant, lorsqu'il rejoint l'Irak,
en 1907, c'est avec la "résolution stoïque d'être pur, comme autrefois en
Égypte de faire ce qu'il lui convenait de son corps" . Or, voici qu'au cours de
son expédition à travers le désert d'Okhaïdir il s'éprend d'un jeune garçon qui
accompagne sa caravane. Suivent alors des jours tragiques, ce qu'il nommera plus tard sa
"damnation à Kerbéla". Quand il lui faut renoncer à son itinéraire,
alors qu'il est accusé d'espionnage et prisonnier à bord du vapeur turc, c'est un homme désespéré
qui remonte le Tigre vers Bagdad. Il tentera même de se frapper, et c'est alors que se
produit la Visitation de l'Étranger, dans la nuit du 2 au 3 mai : "au jour
du coup de couteau dévié qui T'a touché, en me manquant
"
Sa conversion est d'abord un
jugement de Dieu : "les yeux fermés devant un feu intérieur, qui (le) juge et
(le) brûle le cur" - avant d'être la rencontre avec l'Étranger, cette
"Présence pure, ineffable, créatrice, suspendant (sa) sentence à la prière
d'êtres invisibles, visiteurs de (sa) prison". C'est simultanément qu'il
éprouvera, dans sa chair même, les flammes du Jugement et l'incendie de l'Amour. Du 3 au
8 mai 1908, il va donc éprouver la manifestation de ce Feu divin qui ravagea Sodome et
qui, aussi bien, brûle d'amour les bien aimés de Jésus. Il s'agit sans conteste du
même Feu, comme il l'écrira à Mary Kahil, à son retour de Namugongo, le 5 février
1955, au sujet de saint Charles Lwanga et de ses compagnons, brûlés vifs pour n'avoir
pas trahi leur vu de chasteté virile : "Le feu de l'Amour divin, c'est
désir de la justice, le même feu qui détruisit les cités maudites incendie le
cur des adolescents noirs de l'Ouganda".
Il faut retenir de ces événements
que la spiritualité de Louis Massignon est placée sous le signe du Feu de l'éternel
amour, et qu'elle est orientée, du fait des circonstances très particulières qui ont
accompagné sa conversion, vers la souffrance réparatrice : "Je complète en moi
ce qui manque à la passion du Christ pour l'amour de son Corps qui est l'Eglise. La mort
du Christ en croix a satisfait à tout, mais il reste à en appliquer les mérites à ceux
qui n'y pensent pas." Ou encore, "la crucifixion du Christ reste un mythe
pour l'âme de tous ceux qui n'y participent pas en ne se conformant pas à la
substitution mystique aux pécheurs" .
Dès son retour en France, Louis
Massignon fera acte de donation à Dieu, et il signera son premier acte de substitution
aux pécheurs et, parmi eux, tout particulièrement, les homosexuels, en proposant à Luis
de Cuadra d'accepter sa substitution fraternelle en union à la Croix "pour quand
il souffrirait trop". "Acte capital dans ma vie", dira-t-il dans
sa Confession. Ce n'est donc pas un hasard si l'homosexualité - et le suicide
(Pierre Sainte, Luis de Cuadra, René Crevel) - tiennent tant de place dans son existence
et jusqu'à sa mort. Les jalons en sont d'ailleurs connus depuis le vu de 1908. Il y
aura l'angélus quotidien pour Sodome (1920), sa dévotion pour Marie des Vallées, sa
seconde "Prière d'Abraham", la Prière pour Sodome (1929 et 1949), la
fondation de la Badaliya en 1934, les messes mensuelles de la rue Monsieur, avec le
futur cardinal Daniélou, à partir de 1942, la Messe de Beni Naïm, le 11 décembre 1953,
le pèlerinage de Namugongo, en 1955
En fait, la spiritualité de Louis
Massignon ne s'explique pas autrement que par le mystère viril qu'est l'homosexualité et
donc, de son point de vue de "pécheur pénitent", par la nécessité du
"rachat" des homosexuels, C'est ce dont témoigne une lettre à Vincent Mansour
Monteil, du 19 septembre 1960 : "Spirituellement, il y a la camaraderie virile, du
front, du rang, du désert, - avec toutes ses déviations perverses, - que le code
militaire n'ose pas réprimer, - car elle sont justiciables du Feu, mais la
discipline militaire n'existe qu'en fonction de la ligne de Feu. J'ai beaucoup
réfléchi, écrit, souffert, là-dessus. C'est le mystère viril, comme la prostitution
est le mystère féminin. Il faut traiter ce problème terrible avec gravité et
discrétion, sans complaisances pour les caquetages à la Cocteau, sans concessions aux
excuses laxistes."
Luis de Cuadra & Mary KahilDe son propre aveu, Louis Massignon
aura retrouvé la foi à travers une initiation manquée à la substitution mystique,
celle de Luis de Cuadra, en 1906-1907. Il en a établi lui-même le parallèle, assez
saisissant, avec celle que J.K. Huysmans reçut de la part de Boullan, prêtre défroqué,
sataniste , dont Louis Massignon eut en dépôt la Confession - le "dossier
rose" : "Si je devais à la prière de Huysmans, dira-t-il, et à sa
voie de "compassion réparatrice" d'avoir retrouvé la foi, à travers une
initiation paradoxale à cette compassion, - je savais que c'était, au fond, à Boullan,
à ce prêtre déchu demeuré un Prêtre, que Huysmans devait son retour à la foi (à la
Salette, été 1891), et sa première initiation (fort déviée, elle aussi) à cette
même voie" .
C'est de toute évidence à travers
la figure de Luis de Cuadra qu'il est possible de mieux comprendre comment le Secret de
feu de Louis Massignon s'est traduit par l'oblation de toute une vie pour les pécheurs,
dans la voie de la substitution mystique. Cinq ans après sa première offrande pour
l'âme de Luis de Cuadra, en effet, il proposera à une jeune Égyptienne, une melkite,
Mary Kahil, de partager ce vu, et lorsqu'en 1934, treize ans après la mort tragique
de Luis de Cuadra , Louis Massignon retrouve Mary Kahil au Caire, il comprend que son ami renégat
- il était devenu musulman - est sauvé. Il faut relire cette première lettre adressée
à Mary Kahil, en date du 10 février 1934, bouleversante d'émotion, si explicite aussi
quant à notre propos, et qui mieux que tout commentaire témoigne de l'exceptionnelle
spiritualité amoureuse de Louis Massignon : "Soyez bénie pour cette
blessure miséricordieuse, - qui a rouvert mon cur trop serré, - pour cette
offrande que vous avez faite à ma place en 1913, pour l'âme de mon ami Luis, - qui, je
l'ai senti après la communion, jeudi, - doit être maintenant hors du feu, ou bien près
d'être sauvé ; et qui unit nos deux sacrifices, indistincts désormais, pour toujours, -
comme le clou de la Croix qui perce les deux mains unies, - dans notre blason de
tertiaires franciscains : où nos deux mains n'en font même plus qu'une, puisque l'autre
est celle de notre Unique Amant, Jésus."
Il comprendra aussi, mais seulement
en 1934, que Mary Kahil est un don de Dieu, - "une âme, dira-t-il, la
seule, préparée à brûler du même feu divin" - et que leur rencontre est
placée sous ce double Signe de feu, de l'amour éternel et du dam, du don et de
l'expiation, en d'autres termes du sacrifice amoureux qui ne vaut que par l'offrande de
soi : "Dieu l'exposait, non sans risque, à m'attirer à elle, pour rétablir la
justice éternelle que j'avais offensée".
Anne-Catherine
EmmerickPlusieurs années auparavant, Louis
Massignon s'était attaché à une autre âme de feu, Anne Catherine Emmerich, la
voyante de Dülmen, et à sa "vocation inouïe de compatiente ordonnée à
l'universel". Il n'est pas exagéré de dire qu'il a voué une extrême
admiration à celle qui racontera un jour: "Dès mon enfance j'ai demandé pour
moi les maladies des autres. J'avais la pensée que Dieu n'envoie pas des souffrances sans
une cause particulière, et qu'il y a toujours quelque chose à payer par là. Que si la
souffrance souvent pèse si cruellement sur l'un de nous, cela vient, me disais-je, de ce
que personne ne veut l'aider à acquitter sa dette"
.Jusqu'à quel point Louis Massignon
lui a-t-il confié sa vie? Sa "chère pécheresse", comme il l'appelait,
l'aura guidé en tout cas à chaque moment important de son existence (il se rendra 5 fois
sur sa tombe, à Dülmen), à commencer par ses fiançailles, le 6 septembre 1913. Il aura
recours à elle en d'autres circonstances comme en d'autres circonstances à sainte
Marie-Madeleine, à Notre Dame de La Salette à qui il confiera la mort de son fils
aîné, à Sainte Christine l'Admirable ou à sainte Lydwine de Schiedam.
Jusqu'à quel point, enfin, s'est-il
senti conforté dans sa propre vocation par l'exemplaire souffrance de "cette
petite nonne dont le cur est coupé en morceaux", ainsi qu'Anne Catherine
se décrivait elle-même? Une chose est certaine, pour avoir témoigné jusqu'au mourir
de l'Amour, la stigmatisée de Dülmen participe du Secret de Massignon.
Les stigmatisées, les
"compatientes", occupent une place particulièrement importante dans la
spiritualité de Louis Massignon, en tant que "colombes poignardées", selon son
expression, c'est-à-dire comme "rançon" des pécheurs pour lesquelles elles
offrent leurs souffrances, singulièrement ceux que Louis Massignon désigne également du
nom de "colombes", souillées, colombes pourtant, - et c'est pourquoi
toute sa vie, il aura rêvé d'être associé à l'une d'entre elles, à la manière d'un
Jacques de Vitry avec sainte Christine l'Admirable ou d'un saint Jean Eudes avec Marie des
Vallées. Or, s'il a échoué à rencontrer Marie-Julie Jahenny, la stigmatisée de la
Fraudais, il recevra tout de même la grâce de l'amitié, en 1922-1923, d'une "rare
et radieuse jeune fille " : Violet Susman (sur Mary Agnès), "sacralisée
"aux âmes des morts du Japon", par un vu". Diverses
circonstances ne permettront pas qu'elle lui soit véritablement associée, - elle aura
tout de même l'audace, de lui prédire, un jour de 1923, qu'il serait prêtre, - il n'en
témoignera pas moins de son amitié pour elle jusqu'au Japon "où le tout vierge
désir de son Amour, dira-t-il, en 1958, y exhale toujours son parfum" .
Marie
des Vallées"Je cherche mes frères qui
sont perdus"
Parmi ces "compatientes",
une autre figure émerge de l'univers spirituel de Louis Massignon. Il s'agit de Marie des
Vallées (1590-1656), la "sainte de Coutances", dont la vocation fut "de
souffrir au-delà de ce qui semble possible" et dont l'existence est marquée du
sceau de "cette descente aux enfers qui y ressuscite et en libère les âmes",
qui constitue le Secret de Louis Massignon. Celui-ci avait étudié longuement, avec
Émile Dermenghem, la vie de Marie des Vallées qui porta "la coulpe de tous les péchés",
à la manière de Jésus sur la Croix, par Amour de l'Unique bien aimé : "Cet
Amour divin est plus terrible et sait mieux nous faire souffrir que la Justice elle-même.
Tout ce que la Justice m'a fait souffrir dans l'enfer, n'est point comparable avec ce que
l'Amour divin m'a fait endurer ces douze années. J'aime la Justice divine, je la trouve
merveilleusement belle, douce et agréable, mais l'Amour est cruellement rigoureux et
terrible" .
Nous sommes ici, avec Marie des
Vallées, au cur de la spiritualité de Louis Massignon. Un jour que la
"compatiente" se plaignait au Christ de ce que sainte Gertrude était "toute
caressée de Lui", alors qu'elle-même était traitée si durement, l'Amour divin
lui répondit que "les âmes qui marchent en la voie de sainte Gertrude, qui est
une voie de délices et de consolations, étaient des épouses de l'Humanité glorieuse
de Notre Seigneur, mais que celles qui étaient épouses de la Divinité étaient
conduites avec la verge et avec rigueur" . C'est ainsi que les circonstances de
sa conversion ont placé Louis Massignon du côté de Marie des Vallées et des "épouses
de la Divinité".
D'ailleurs, le 17 novembre 1924, il
prononcera le même vu que Marie des Vallées "d'être damné éternellement
pour les pécheurs et pour tous les hommes, si telle est la volonté de Dieu". En
fait, ce vu prolonge son acte de donation à Dieu du 24 juillet 1908, lorsqu'il
choisira "un enfer de douleurs en étreignant la divinité de Jésus [plutôt] que
le Paradis en l'aimant moins", comme il l'écrira à Paul Claudel en 1912. Il
s'inscrit dans l'ordre de cette offrande qu'il a faite de sa vie pour ses "frères
perdus", à commencer par Luis de Cuadra. Il en conclura lui-même, dans les derniers
moments de son existence, que "c'est sans doute du fond de la Sodome spirituelle,
de l'Enfer d'"Il Primo Amore", où Jésus est descendu rallumer le feu de
l'hospitalité éteinte que jaillira l'Indignation salvatrice du Juge" .
La Foi dans l'abandon absoluLa spiritualité de Massignon a ses
racines dans les événements qui se sont succédé du 3 au 8 mai 1908. Ainsi sa "Foi
dans l'abandon absolu", "celle, dira-t-il, que Hallâj [et non
Charles de Foucauld] m'a fait retrouver, du fond de mon abîme d'indignité personnelle,
sur le Tigre, devant Salmân Pâk
". Dans sa lettre-testament du 7 septembre
1962, adressée à Mary Kahil, il sera plus explicite encore : "J'ai accepté d'un
acte créateur, d'abandon total, ma damnation méritée, sachant qu'éternellement, dans
ce feu terrible "di primo amore", j'aurai dardé sur mon cur le doux
regard de reproche de l'Ami crucifié par moi-même, comme à Madeleine, comme à
Marguerite de Cortone, comme à Marie des Vallées, comme à Catherine Emmerick
".
C'est au terrain de contact entre le
christianisme et l'islam que cet abandon trouvera son écho le plus pur, ce que
symbolisera l'histoire des Sept Dormants d'Éphèse, tombée dans l'oubli en Occident
chrétien et revivifiée par Louis Massignon, de ces jeunes chrétiens, emmurés vivants
dans une caverne du mont Pion sous Decius (Daqianus) et réveillés
miraculeusement quelque 309 ans plus tard. Le saint Coran leur consacre une sourate (al-kahf,
XVIII).
Mais sa Foi se nourrira aussi
d'épisodes tirés de la Légende des saints de l'Eglise, dont le martyre de saint Charles
Lwanga et de ses compagnons, qui fait écho de manière singulière à sa propre
expérience du feu de l'Amour. Depuis le 3 juin 1920, jour de leur béatification, Louis
Massignon va prier quotidiennement, à l'angélus du soir, pour la conversion de Sodome,
et l'uranisme, ce "péché contre la charité", selon son expression. Il
est clair que les "martyrs de la chasteté virile", comme il les appelait,
appartiennent au Secret de Louis Massignon, sous le signe du Feu divin, comme l'atteste
une lettre à Vincent-Mansour Monteil, du 19 septembre 1960 : "Le martyre des
jeunes pages du roi d'Ouganda à Namugongo, - leur fin atroce et triomphale sur un bûcher
(
), est pour moi la première flamme du Dernier Jugement." Et ils ne seront
pas les seuls. Ainsi évoquera-t-il en 1962, à propos du meurtre d'un jeune chrétien,
Naïm, "le vu de pureté qui consume entièrement".
Le
Linceul de feuOn sait la dévotion que Louis
Massignon portait à Abraham, l'Ami de Dieu, Khalîl Allâh, que le Seigneur des
Mondes sauva du feu : "Ils dirent : "Brûlez-le! Et secourez vos dieux si
vous en êtes capables!"
Nous dîmes : "O feu! Sois,
pour Abraham, fraîcheur et paix!" (XXI, 68-69). C'est en 1938 qu'il se vit en
rêve, enseveli, comme le Père de tous les croyants, dans un linceul de feu. C'est
pourquoi il faut s'imaginer un Louis Massignon entouré sa vie durant, depuis "sa
damnation à Kerbéla", par le feu de l'éternel amour. Tel apparaît son Secret.
Toutefois, il nous sera à jamais
interdit d'approcher le secret de ce Secret, à savoir son intimité avec le Bien
Aimé, derrière cette "clôture du cur" dont il dira, le 27 août 1925,
au père Anastase-Marie de Saint-Elie : "La "clôture du cur",
la seule qui me soit permise, puisque l'autre m'est interdite, m'attire souvent, et si
les heures fines de recueillement me sont interdites, il m'est possible de cueillir, çà
et là, au fil des heures, un court instant de solitude intérieure, au pied de la Croix".
Parfois, cependant, percent des confidences, au sujet de ce "duel d'amitié, cette
recherche vive et dure de l'Heure Sainte à passer ensemble, cette préparation à deux
d'une certaine manière de mourir l'un à l'autre, où Vous m'avez amoureusement
précédé" (17 janvier 1921).
Comment, de même, se figurer le
visage de cet Inconnu - "dont la beauté rendit jaloux les Anges", - les
traits de l'Epoux divin venant visiter le cur? Car pour Louis Massignon, le Christ
est sans visage, il n'est que Feu. Pour avoir aimé la beauté des jeunes visages, "comme
une énigme à deviner", il s'est interdit de lever les yeux sur le Bien Aimé,
de se réjouir de sa Beauté. Il ne lui restera plus alors que le seul visage exhumé de
Mélanie de la Salette qu'il reproduira dans Parole donnée et dont il dira :
"la joie terrible de ce visage, aimanté vers le Ressuscité, me console chaque
fois que je le regarde". C'est aussi cela la spiritualité dans la vie de Louis
Massignon : "Au lieu de beauté, la marque du feu".
L'Amour est un seul SeigneurLouis Massignon n'a pas inventé
une spiritualité nouvelle, Il s'est inspiré de l'exemple des bien aimés de Jésus, des
stigmatisés comme saint François, des "compatientes" comme Anne Catherine
Emmerich, des martyrs, enfin, comme les jeunes pages de l'Ouganda. Mais il a vécu
pleinement la vie de ceux qui se donnent à l'Amour divin. On ne peut douter, par exemple,
qu'il a désiré les stigmates et recherché le martyre.
Il a témoigné, aussi, jusqu'à
" brûler du Feu du Dam" , de la Vérité, "ce Feu du Ciel, comme
il l'écrira à Vincent Mansour Monteil, que seule l'Aventure prométhéenne sait
ravir, - ce Feu que les voleurs et les prostituées capturent par la violence ou la
séduction, et qu'ils cachent dans leur cur où ce Feu les mord, avec le renard
spartiate et le vautour du Caucase" (1er août 1958). Il a, par-dessus
tout, vécu de charité. Car s'il est possible de remarquer qu'à l'aube du 3ème
millénaire, la voie de compassion réparatrice qui a constitué le fondement de toute sa
spiritualité appartient à un autre temps, celui des Léon Bloy, des Huysmans, à moins
qu'il ne demeure réservé à quelques âmes d'élite, puisque le Christ est toujours en
agonie et qu'Il le sera jusqu'à la fin du monde, il n'en reste pas moins qu'au regard de
l'Eglise qui est née du Coup de Lance, de l'Eglise souffrante, Louis Massignon, "a
témoigné de l'évangile de la charité qui se nourrit du don gratuit de soi jusqu'à la
mort" .
Pas de spiritualité nouvelle donc,
mais un témoignage, parfois violent, de ce désir de Justice que ne cesseront
d'entretenir le souvenir de sa "damnation à Kerbéla" et la remémoration de la
Visitation de l'Étranger, sous le signe de la substitution mystique : "Malheur à
celui qui se substitue "mystiquement" aux pécheurs, - qui se sent brûlé, au
point vierge de leur conscience si chargée, - par l'impureté satanique de certains
pharisiens consacrés qui ne leur reconnaissent pas le droit de dire la vérité,
parce que ce sont des "publicains" .
Pas de spiritualité nouvelle, mais
un témoignage de Fidélité envers ses "frères perdus", les homosexuels, qu'il
n'a pas trahis - n'en déplaise à Pierre Klossowski - mais à qui il a offert de se
"substituer", pour quand ils souffriraient trop. Et c'est peut-être, au
bout du compte, ce qu'il faudra retenir comme le plus novateur dans la spiritualité de
Louis Massignon, avec un message prophétique, qui n'est pas "achevé" - Fatima,
la fille du prophète de l'Islam, Meryem Ana Evi, à Éphèse - cette sorte de Fidélité
amoureuse qui durera jusqu'à la fin des temps dans le cur des croyants
sincères, à l'imitation de Salmân al-Farisi : "Que je meure et vive ami
fidèle, comme toi
qui n'a pas trahi."
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