SPIRITUALITY IN THE LIFE OF MASSIGNON

International Conference : Louis Massignon : The vocation of a Scholar, University of Notre-Dame, Indiana, USA, October 2-5 1997

Sommaire

L'épreuve du FeuLuis de Cuadra & Mary Kahil / Anne-Catherine Emmerick / Marie des ValléesLa Foi dans l'abandon absolu / Le Linceul de feuL'Amour est un seul Seigneur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mary Kahîl

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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[ Louis Massignon ]

"N'est-ce pas que Tu me verras, quand Tu me supplicieras"

Hallâj.

On ne saurait évoquer la spiritualité de Louis Massignon sans aborder, en manière de prolégomènes, les événements qui vont déterminer, en Irak, du 3 au 8 mai 1908, sa vocation en Dieu.

Certes, on pourrait se contenter de repérer des filiations, celles des stigmatisées, des "compatientes" et des martyrs, auxquelles sa spiritualité se rattache indéniablement, ou de relever les lieux qui composent sa géographie mystique, il n'en restera pas moins que tous ces éléments diront finalement peu de choses de son expérience spirituelle. C'est de l'intérieur qu'il faut tenter de la comprendre, à travers certaines "clauses intimes" : afin d'en élucider le mystère. Il s'agit par conséquent, en partant de ses Notes sur ma conversion (1922, complétées en 1924 et 1934), de tracer les quelques lignes de force de cette spiritualité, en s'aidant aussi des nombreux indices que Louis Massignon a disposés dans tous ses écrits, y compris les plus scientifiques d'apparence, de procéder finalement un peu à la façon dont une étude sur les Pensées de Pascal chercherait à tirer le meilleur parti de son fameux Mémorial.

Il faut naturellement beaucoup d'humilité pour prétendre approcher le Secret de Louis Massignon et pourtant c'est ce Secret qui explique seul sa spiritualité. Quel est d'ailleurs ce Secret? C'est le Feu, "ce feu du ciel qui doit tout brûler, à la fin", comme il l'écrira, "ce feu de l'éternel amour, intolérant et intolérable pour toute souillure, qui flambera toutes nos plaies, sondant nos hésitations, nos lâchetés, nos refus, ce feu dans lequel, au soir de cette vie, chacun de nous comparaîtra pour être jugé" .

L'épreuve du Feu

Louis Massignon a connu une "saison en Enfer", en Égypte, de 1906 à 1907, après sa rencontre avec un jeune Espagnol, de six ans son aîné, Luis de Cuadra, qui l'entraîne dans une vie dissolue où il est question de se donner, pour comprendre. Ce n'est pas le lieu ici d'en décrire les épisodes. Simplement suffit-il de rappeler que, de l'aveu même de Louis Massignon, bien des années après sa conversion, le "pécheur pénitent" se trouve pris entre deux feux : "Les pharisiens de l'Ordre" et "les anciens camarades, dont nous continuons à rester la "rançon" devant Dieu", - et il ajoutera cette confidence qui se rapporte à son séjour en Égypte : "C'est même pour cela que Dieu a permis que nous ayons eu avec eux notre "Saison en Enfer" .

Cependant, lorsqu'il rejoint l'Irak, en 1907, c'est avec la "résolution stoïque d'être pur, comme autrefois en Égypte de faire ce qu'il lui convenait de son corps" . Or, voici qu'au cours de son expédition à travers le désert d'Okhaïdir il s'éprend d'un jeune garçon qui accompagne sa caravane. Suivent alors des jours tragiques, ce qu'il nommera plus tard sa "damnation à Kerbéla". Quand il lui faut renoncer à son itinéraire, alors qu'il est accusé d'espionnage et prisonnier à bord du vapeur turc, c'est un homme désespéré qui remonte le Tigre vers Bagdad. Il tentera même de se frapper, et c'est alors que se produit la Visitation de l'Étranger, dans la nuit du 2 au 3 mai : "au jour du coup de couteau dévié qui T'a touché, en me manquant…"

Sa conversion est d'abord un jugement de Dieu : "les yeux fermés devant un feu intérieur, qui (le) juge et (le) brûle le cœur" - avant d'être la rencontre avec l'Étranger, cette "Présence pure, ineffable, créatrice, suspendant (sa) sentence à la prière d'êtres invisibles, visiteurs de (sa) prison". C'est simultanément qu'il éprouvera, dans sa chair même, les flammes du Jugement et l'incendie de l'Amour. Du 3 au 8 mai 1908, il va donc éprouver la manifestation de ce Feu divin qui ravagea Sodome et qui, aussi bien, brûle d'amour les bien aimés de Jésus. Il s'agit sans conteste du même Feu, comme il l'écrira à Mary Kahil, à son retour de Namugongo, le 5 février 1955, au sujet de saint Charles Lwanga et de ses compagnons, brûlés vifs pour n'avoir pas trahi leur vœu de chasteté virile : "Le feu de l'Amour divin, c'est désir de la justice, le même feu qui détruisit les cités maudites incendie le cœur des adolescents noirs de l'Ouganda".

Il faut retenir de ces événements que la spiritualité de Louis Massignon est placée sous le signe du Feu de l'éternel amour, et qu'elle est orientée, du fait des circonstances très particulières qui ont accompagné sa conversion, vers la souffrance réparatrice : "Je complète en moi ce qui manque à la passion du Christ pour l'amour de son Corps qui est l'Eglise. La mort du Christ en croix a satisfait à tout, mais il reste à en appliquer les mérites à ceux qui n'y pensent pas." Ou encore, "la crucifixion du Christ reste un mythe pour l'âme de tous ceux qui n'y participent pas en ne se conformant pas à la substitution mystique aux pécheurs" .

Dès son retour en France, Louis Massignon fera acte de donation à Dieu, et il signera son premier acte de substitution aux pécheurs et, parmi eux, tout particulièrement, les homosexuels, en proposant à Luis de Cuadra d'accepter sa substitution fraternelle en union à la Croix "pour quand il souffrirait trop". "Acte capital dans ma vie", dira-t-il dans sa Confession. Ce n'est donc pas un hasard si l'homosexualité - et le suicide (Pierre Sainte, Luis de Cuadra, René Crevel) - tiennent tant de place dans son existence et jusqu'à sa mort. Les jalons en sont d'ailleurs connus depuis le vœu de 1908. Il y aura l'angélus quotidien pour Sodome (1920), sa dévotion pour Marie des Vallées, sa seconde "Prière d'Abraham", la Prière pour Sodome (1929 et 1949), la fondation de la Badaliya en 1934, les messes mensuelles de la rue Monsieur, avec le futur cardinal Daniélou, à partir de 1942, la Messe de Beni Naïm, le 11 décembre 1953, le pèlerinage de Namugongo, en 1955…

En fait, la spiritualité de Louis Massignon ne s'explique pas autrement que par le mystère viril qu'est l'homosexualité et donc, de son point de vue de "pécheur pénitent", par la nécessité du "rachat" des homosexuels, C'est ce dont témoigne une lettre à Vincent Mansour Monteil, du 19 septembre 1960 : "Spirituellement, il y a la camaraderie virile, du front, du rang, du désert, - avec toutes ses déviations perverses, - que le code militaire n'ose pas réprimer, - car elle sont justiciables du Feu, mais la discipline militaire n'existe qu'en fonction de la ligne de Feu. J'ai beaucoup réfléchi, écrit, souffert, là-dessus. C'est le mystère viril, comme la prostitution est le mystère féminin. Il faut traiter ce problème terrible avec gravité et discrétion, sans complaisances pour les caquetages à la Cocteau, sans concessions aux excuses laxistes."

Luis de Cuadra & Mary Kahil

De son propre aveu, Louis Massignon aura retrouvé la foi à travers une initiation manquée à la substitution mystique, celle de Luis de Cuadra, en 1906-1907. Il en a établi lui-même le parallèle, assez saisissant, avec celle que J.K. Huysmans reçut de la part de Boullan, prêtre défroqué, sataniste , dont Louis Massignon eut en dépôt la Confession - le "dossier rose" : "Si je devais à la prière de Huysmans, dira-t-il, et à sa voie de "compassion réparatrice" d'avoir retrouvé la foi, à travers une initiation paradoxale à cette compassion, - je savais que c'était, au fond, à Boullan, à ce prêtre déchu demeuré un Prêtre, que Huysmans devait son retour à la foi (à la Salette, été 1891), et sa première initiation (fort déviée, elle aussi) à cette même voie" .

C'est de toute évidence à travers la figure de Luis de Cuadra qu'il est possible de mieux comprendre comment le Secret de feu de Louis Massignon s'est traduit par l'oblation de toute une vie pour les pécheurs, dans la voie de la substitution mystique. Cinq ans après sa première offrande pour l'âme de Luis de Cuadra, en effet, il proposera à une jeune Égyptienne, une melkite, Mary Kahil, de partager ce vœu, et lorsqu'en 1934, treize ans après la mort tragique de Luis de Cuadra , Louis Massignon retrouve Mary Kahil au Caire, il comprend que son ami renégat - il était devenu musulman - est sauvé. Il faut relire cette première lettre adressée à Mary Kahil, en date du 10 février 1934, bouleversante d'émotion, si explicite aussi quant à notre propos, et qui mieux que tout commentaire témoigne de l'exceptionnelle spiritualité amoureuse de Louis Massignon : "Soyez bénie pour cette blessure miséricordieuse, - qui a rouvert mon cœur trop serré, - pour cette offrande que vous avez faite à ma place en 1913, pour l'âme de mon ami Luis, - qui, je l'ai senti après la communion, jeudi, - doit être maintenant hors du feu, ou bien près d'être sauvé ; et qui unit nos deux sacrifices, indistincts désormais, pour toujours, - comme le clou de la Croix qui perce les deux mains unies, - dans notre blason de tertiaires franciscains : où nos deux mains n'en font même plus qu'une, puisque l'autre est celle de notre Unique Amant, Jésus."

Il comprendra aussi, mais seulement en 1934, que Mary Kahil est un don de Dieu, - "une âme, dira-t-il, la seule, préparée à brûler du même feu divin" - et que leur rencontre est placée sous ce double Signe de feu, de l'amour éternel et du dam, du don et de l'expiation, en d'autres termes du sacrifice amoureux qui ne vaut que par l'offrande de soi : "Dieu l'exposait, non sans risque, à m'attirer à elle, pour rétablir la justice éternelle que j'avais offensée".

Anne-Catherine Emmerick

Plusieurs années auparavant, Louis Massignon s'était attaché à une autre âme de feu, Anne Catherine Emmerich, la voyante de Dülmen, et à sa "vocation inouïe de compatiente ordonnée à l'universel". Il n'est pas exagéré de dire qu'il a voué une extrême admiration à celle qui racontera un jour: "Dès mon enfance j'ai demandé pour moi les maladies des autres. J'avais la pensée que Dieu n'envoie pas des souffrances sans une cause particulière, et qu'il y a toujours quelque chose à payer par là. Que si la souffrance souvent pèse si cruellement sur l'un de nous, cela vient, me disais-je, de ce que personne ne veut l'aider à acquitter sa dette"

 .Jusqu'à quel point Louis Massignon lui a-t-il confié sa vie? Sa "chère pécheresse", comme il l'appelait, l'aura guidé en tout cas à chaque moment important de son existence (il se rendra 5 fois sur sa tombe, à Dülmen), à commencer par ses fiançailles, le 6 septembre 1913. Il aura recours à elle en d'autres circonstances comme en d'autres circonstances à sainte Marie-Madeleine, à Notre Dame de La Salette à qui il confiera la mort de son fils aîné, à Sainte Christine l'Admirable ou à sainte Lydwine de Schiedam.

Jusqu'à quel point, enfin, s'est-il senti conforté dans sa propre vocation par l'exemplaire souffrance de "cette petite nonne dont le cœur est coupé en morceaux", ainsi qu'Anne Catherine se décrivait elle-même? Une chose est certaine, pour avoir témoigné jusqu'au mourir de l'Amour, la stigmatisée de Dülmen participe du Secret de Massignon.

Les stigmatisées, les "compatientes", occupent une place particulièrement importante dans la spiritualité de Louis Massignon, en tant que "colombes poignardées", selon son expression, c'est-à-dire comme "rançon" des pécheurs pour lesquelles elles offrent leurs souffrances, singulièrement ceux que Louis Massignon désigne également du nom de "colombes", souillées, colombes pourtant, - et c'est pourquoi toute sa vie, il aura rêvé d'être associé à l'une d'entre elles, à la manière d'un Jacques de Vitry avec sainte Christine l'Admirable ou d'un saint Jean Eudes avec Marie des Vallées. Or, s'il a échoué à rencontrer Marie-Julie Jahenny, la stigmatisée de la Fraudais, il recevra tout de même la grâce de l'amitié, en 1922-1923, d'une "rare et radieuse jeune fille " : Violet Susman (sœur Mary Agnès), "sacralisée "aux âmes des morts du Japon", par un vœu". Diverses circonstances ne permettront pas qu'elle lui soit véritablement associée, - elle aura tout de même l'audace, de lui prédire, un jour de 1923, qu'il serait prêtre, - il n'en témoignera pas moins de son amitié pour elle jusqu'au Japon "où le tout vierge désir de son Amour, dira-t-il, en 1958, y exhale toujours son parfum" .

Marie des Vallées

"Je cherche mes frères qui sont perdus"

Parmi ces "compatientes", une autre figure émerge de l'univers spirituel de Louis Massignon. Il s'agit de Marie des Vallées (1590-1656), la "sainte de Coutances", dont la vocation fut "de souffrir au-delà de ce qui semble possible" et dont l'existence est marquée du sceau de "cette descente aux enfers qui y ressuscite et en libère les âmes", qui constitue le Secret de Louis Massignon. Celui-ci avait étudié longuement, avec Émile Dermenghem, la vie de Marie des Vallées qui porta "la coulpe de tous les péchés", à la manière de Jésus sur la Croix, par Amour de l'Unique bien aimé : "Cet Amour divin est plus terrible et sait mieux nous faire souffrir que la Justice elle-même. Tout ce que la Justice m'a fait souffrir dans l'enfer, n'est point comparable avec ce que l'Amour divin m'a fait endurer ces douze années. J'aime la Justice divine, je la trouve merveilleusement belle, douce et agréable, mais l'Amour est cruellement rigoureux et terrible" .

Nous sommes ici, avec Marie des Vallées, au cœur de la spiritualité de Louis Massignon. Un jour que la "compatiente" se plaignait au Christ de ce que sainte Gertrude était "toute caressée de Lui", alors qu'elle-même était traitée si durement, l'Amour divin lui répondit que "les âmes qui marchent en la voie de sainte Gertrude, qui est une voie de délices et de consolations, étaient des épouses de l'Humanité glorieuse de Notre Seigneur, mais que celles qui étaient épouses de la Divinité étaient conduites avec la verge et avec rigueur" . C'est ainsi que les circonstances de sa conversion ont placé Louis Massignon du côté de Marie des Vallées et des "épouses de la Divinité".

D'ailleurs, le 17 novembre 1924, il prononcera le même vœu que Marie des Vallées "d'être damné éternellement pour les pécheurs et pour tous les hommes, si telle est la volonté de Dieu". En fait, ce vœu prolonge son acte de donation à Dieu du 24 juillet 1908, lorsqu'il choisira "un enfer de douleurs en étreignant la divinité de Jésus [plutôt] que le Paradis en l'aimant moins", comme il l'écrira à Paul Claudel en 1912. Il s'inscrit dans l'ordre de cette offrande qu'il a faite de sa vie pour ses "frères perdus", à commencer par Luis de Cuadra. Il en conclura lui-même, dans les derniers moments de son existence, que "c'est sans doute du fond de la Sodome spirituelle, de l'Enfer d'"Il Primo Amore", où Jésus est descendu rallumer le feu de l'hospitalité éteinte que jaillira l'Indignation salvatrice du Juge" .

La Foi dans l'abandon absolu

La spiritualité de Massignon a ses racines dans les événements qui se sont succédé du 3 au 8 mai 1908. Ainsi sa "Foi dans l'abandon absolu", "celle, dira-t-il, que Hallâj [et non Charles de Foucauld] m'a fait retrouver, du fond de mon abîme d'indignité personnelle, sur le Tigre, devant Salmân Pâk…". Dans sa lettre-testament du 7 septembre 1962, adressée à Mary Kahil, il sera plus explicite encore : "J'ai accepté d'un acte créateur, d'abandon total, ma damnation méritée, sachant qu'éternellement, dans ce feu terrible "di primo amore", j'aurai dardé sur mon cœur le doux regard de reproche de l'Ami crucifié par moi-même, comme à Madeleine, comme à Marguerite de Cortone, comme à Marie des Vallées, comme à Catherine Emmerick…".

C'est au terrain de contact entre le christianisme et l'islam que cet abandon trouvera son écho le plus pur, ce que symbolisera l'histoire des Sept Dormants d'Éphèse, tombée dans l'oubli en Occident chrétien et revivifiée par Louis Massignon, de ces jeunes chrétiens, emmurés vivants dans une caverne du mont Pion sous Decius (Daqianus) et réveillés miraculeusement quelque 309 ans plus tard. Le saint Coran leur consacre une sourate (al-kahf, XVIII).

Mais sa Foi se nourrira aussi d'épisodes tirés de la Légende des saints de l'Eglise, dont le martyre de saint Charles Lwanga et de ses compagnons, qui fait écho de manière singulière à sa propre expérience du feu de l'Amour. Depuis le 3 juin 1920, jour de leur béatification, Louis Massignon va prier quotidiennement, à l'angélus du soir, pour la conversion de Sodome, et l'uranisme, ce "péché contre la charité", selon son expression. Il est clair que les "martyrs de la chasteté virile", comme il les appelait, appartiennent au Secret de Louis Massignon, sous le signe du Feu divin, comme l'atteste une lettre à Vincent-Mansour Monteil, du 19 septembre 1960 : "Le martyre des jeunes pages du roi d'Ouganda à Namugongo, - leur fin atroce et triomphale sur un bûcher (…), est pour moi la première flamme du Dernier Jugement." Et ils ne seront pas les seuls. Ainsi évoquera-t-il en 1962, à propos du meurtre d'un jeune chrétien, Naïm, "le vœu de pureté qui consume entièrement".

Le Linceul de feu

On sait la dévotion que Louis Massignon portait à Abraham, l'Ami de Dieu, Khalîl Allâh, que le Seigneur des Mondes sauva du feu : "Ils dirent : "Brûlez-le! Et secourez vos dieux si vous en êtes capables!"

Nous dîmes : "O feu! Sois, pour Abraham, fraîcheur et paix!" (XXI, 68-69). C'est en 1938 qu'il se vit en rêve, enseveli, comme le Père de tous les croyants, dans un linceul de feu. C'est pourquoi il faut s'imaginer un Louis Massignon entouré sa vie durant, depuis "sa damnation à Kerbéla", par le feu de l'éternel amour. Tel apparaît son Secret.

Toutefois, il nous sera à jamais interdit d'approcher le secret de ce Secret, à savoir son intimité avec le Bien Aimé, derrière cette "clôture du cœur" dont il dira, le 27 août 1925, au père Anastase-Marie de Saint-Elie : "La "clôture du cœur", la seule qui me soit permise, puisque l'autre m'est interdite, m'attire souvent, et si les heures fines de recueillement me sont interdites, il m'est possible de cueillir, çà et là, au fil des heures, un court instant de solitude intérieure, au pied de la Croix". Parfois, cependant, percent des confidences, au sujet de ce "duel d'amitié, cette recherche vive et dure de l'Heure Sainte à passer ensemble, cette préparation à deux d'une certaine manière de mourir l'un à l'autre, où Vous m'avez amoureusement précédé" (17 janvier 1921).

Comment, de même, se figurer le visage de cet Inconnu - "dont la beauté rendit jaloux les Anges", - les traits de l'Epoux divin venant visiter le cœur? Car pour Louis Massignon, le Christ est sans visage, il n'est que Feu. Pour avoir aimé la beauté des jeunes visages, "comme une énigme à deviner", il s'est interdit de lever les yeux sur le Bien Aimé, de se réjouir de sa Beauté. Il ne lui restera plus alors que le seul visage exhumé de Mélanie de la Salette qu'il reproduira dans Parole donnée et dont il dira : "la joie terrible de ce visage, aimanté vers le Ressuscité, me console chaque fois que je le regarde". C'est aussi cela la spiritualité dans la vie de Louis Massignon : "Au lieu de beauté, la marque du feu".

L'Amour est un seul Seigneur

Louis Massignon n'a pas inventé une spiritualité nouvelle, Il s'est inspiré de l'exemple des bien aimés de Jésus, des stigmatisés comme saint François, des "compatientes" comme Anne Catherine Emmerich, des martyrs, enfin, comme les jeunes pages de l'Ouganda. Mais il a vécu pleinement la vie de ceux qui se donnent à l'Amour divin. On ne peut douter, par exemple, qu'il a désiré les stigmates et recherché le martyre.

Il a témoigné, aussi, jusqu'à " brûler du Feu du Dam" , de la Vérité, "ce Feu du Ciel, comme il l'écrira à Vincent Mansour Monteil, que seule l'Aventure prométhéenne sait ravir, - ce Feu que les voleurs et les prostituées capturent par la violence ou la séduction, et qu'ils cachent dans leur cœur où ce Feu les mord, avec le renard spartiate et le vautour du Caucase" (1er août 1958). Il a, par-dessus tout, vécu de charité. Car s'il est possible de remarquer qu'à l'aube du 3ème millénaire, la voie de compassion réparatrice qui a constitué le fondement de toute sa spiritualité appartient à un autre temps, celui des Léon Bloy, des Huysmans, à moins qu'il ne demeure réservé à quelques âmes d'élite, puisque le Christ est toujours en agonie et qu'Il le sera jusqu'à la fin du monde, il n'en reste pas moins qu'au regard de l'Eglise qui est née du Coup de Lance, de l'Eglise souffrante, Louis Massignon, "a témoigné de l'évangile de la charité qui se nourrit du don gratuit de soi jusqu'à la mort" .

Pas de spiritualité nouvelle donc, mais un témoignage, parfois violent, de ce désir de Justice que ne cesseront d'entretenir le souvenir de sa "damnation à Kerbéla" et la remémoration de la Visitation de l'Étranger, sous le signe de la substitution mystique : "Malheur à celui qui se substitue "mystiquement" aux pécheurs, - qui se sent brûlé, au point vierge de leur conscience si chargée, - par l'impureté satanique de certains pharisiens consacrés qui ne leur reconnaissent pas le droit de dire la vérité, parce que ce sont des "publicains" .

Pas de spiritualité nouvelle, mais un témoignage de Fidélité envers ses "frères perdus", les homosexuels, qu'il n'a pas trahis - n'en déplaise à Pierre Klossowski - mais à qui il a offert de se "substituer", pour quand ils souffriraient trop. Et c'est peut-être, au bout du compte, ce qu'il faudra retenir comme le plus novateur dans la spiritualité de Louis Massignon, avec un message prophétique, qui n'est pas "achevé" - Fatima, la fille du prophète de l'Islam, Meryem Ana Evi, à Éphèse - cette sorte de Fidélité amoureuse qui durera jusqu'à la fin des temps dans le cœur des croyants sincères, à l'imitation de Salmân al-Farisi : "Que je meure et vive ami fidèle, comme toi… qui n'a pas trahi."