La vie et l’expérience spirituelle de Rulman Merswin,
mort le vendredi 18 juillet 1382, à Strasbourg, la
fondation de l’Ile Verte dans cette même ville, en
1366, ne peuvent s’expliquer sans la présence
mystérieuse d’un « homme de l’Oberland » qui n’est
pas autrement connu que sous le nom d’Ami de Dieu de l’Oberland. Son origine (le Haut-Pays) reste
mystérieuse, malgré les investigations des disciples
de Rulman Merswin et les recherches entreprises au
cours des 19e et 20e siècles.
Celui qui, un jour de l’année 1352, sur une
injonction divine, se manifesta à Rulman Merswin,
venait de l’Oberland. De cette affirmation, on ne
peut douter, mais Rulman Merswin ne nous en apprend
guère plus dans cette citation, sinon que l’Ami de
Dieu « était
un parfait étranger pour les gens d’ici »,
autrement dit de Strasbourg. Cette indication n’en
reste pas moins précieuse. De deux choses l’une en
effet, ou bien elle signifie que l’Ami de Dieu de
l’Oberland résidait suffisamment loin de Strasbourg
pour y apparaître comme un étranger, ou bien elle
laisse entendre que cette qualité d’étranger revêt
un autre sens. « Il devint mon ami caché », ajoute Rulman Merswin, non pas parce
qu’il était
étranger aux gens de Strasbourg, mais parce
qu’il leur demeurerait étranger, même s’il devait
s’établir parmi eux. L’Ami de Dieu de l’Oberland
apparaît ainsi comme un étranger, et c’est à ce
titre qu’il est devenu « l’ami caché » de Rulman
Merswin. Voici ce qu’il convient d’entendre. De quel
pays est-il originaire ? Dans quelle région vit-il ?
Sa correspondance avec Rulman Merswin nous permet
d’en retracer la biographie, mais c’est « l’ami
caché » qui nous intéresse, en relation avec cette
intimité dont Rulman Merswin fait état : « Je
devins aussi intime avec lui qu’avec Dieu ».
Cette formulation traduit naturellement autre chose
qu’une simple amitié, même spirituelle ; il faut y
voir une relation de maître à disciple et plus
encore le témoignage d’une expérience spirituelle,
qui est celle des Amis de Dieu, et dont Rulman
Merswin nous donne ici l’expression la plus simple
et la plus rigoureuse qui soit. La voie des Amis de
Dieu, c’est cela : devenir aussi intime avec son
maître spirituel, un Ami de Dieu lui-même, qu’avec
Dieu. On comprend dès lors pourquoi l’Ami de Dieu de
l’Oberland devait demeurer un étranger pour tous,
puisque son intimité est réservée à un seul. C’est à
lui que reviendra, dira Rulman Merswin, « tous
les secrets de mes quatre années de naissance
spirituelle ».
Qui était Rulman Merswin ?
Rulman Merswin, né à Strasbourg
en 1307, dix ans après Henri Suso (1296), était un
riche banquier, respecté pour son intégrité. En
1347, il décide de mener, avec sa femme, une vie
« semblable à celle des tertiaires ». Cette
conversion dure quatre années, de fin 1347 à 1352,
et Jean Tauler devient son confesseur en 1348. Il
est à noter que ces années sont particulièrement
sombres pour Strasbourg et sa région : deux
tremblements de terre (1346 et 1348) et surtout une
épidémie de peste asiatique, de 1347 à 1349,
provoquant des pogromes et des processions de
flagellants. Dans le même temps se développait
l’hérésie des Frères du Libre-Esprit. C’est dans ce
contexte qui
semble annoncer les temps derniers qu’il faut
placer les commencements de la vie spirituelle de
Rulman Merswin ainsi que son désir de devenir un
Ami de Dieu qui forme sa véritable vocation en Dieu.
C’est alors en 1352 qu’il fait
la connaissance de l’Ami de Dieu de l’Oberland. Ce
dernier lui remet son autobiographie spirituelle, le
Livre des deux
hommes, en échange de quoi Rulman Merswin
rédigera à son intention l’Histoire des quatre années de ma vie nouvelle. Mais, disons-le de
suite, personne d’autre que Rulman Merswin ne devait
voir celui qui devient alors son conseiller
spirituel, son confident, à qui il se fiera
entièrement durant toute son existence, et dont les
lettres et d’autres livres inspireront, jusqu’à la
mort de l’Ami de Dieu, la communauté de l’Ile Verte.
Pendant douze ans, Rulman
Merswin mène son existence retirée, jusqu’à ce qu’en
1364, le 9 octobre, il reçoive,
en même temps que l’Ami de Dieu de l’Oberland, une première
injonction de fonder une maison religieuse : « Il
arriva ensuite, en la nuit de Noël suivante, à
minuit de cette sainte nuit du Christ, que tous
deux, lui en
bas et moi
en haut, nous éprouvâmes en même temps dans la
nature [c’est-à-dire dans notre corps], une telle
douleur et souffrance que nous nous imaginâmes tous
deux être sur le point de mourir. Et, dans cette
souffrance, nous eûmes la révélation, si claire
qu’il n’y avait qu’à y croire, que nous devions
fonder un cloître à Strasbourg ». Cependant,
refusant de s’exécuter, il tombe malade et sa
maladie dure deux ans. Il n’en guérit qu’en 1366, en
faisant l’acquisition d’un cloître abandonné, aux
faubourgs de Strasbourg : l’Ile Verte.
L’Ile verte
Dans les premiers temps, il le
répare et y installe quatre prêtres, ainsi qu’un
jeune ami, qui deviendra prêtre à son tour et son
secrétaire : Nicolas de Laufen. L’intention de
Rulman Merswin n’est pas de fonder un couvent, mais
de créer un refuge, un « nid », selon le mot de Jean
Tauler, pour des laïcs, éventuellement pour des
prêtres, où ceux-ci se retireraient du monde pour se
vouer à la prière,
sans entrer
dans un Ordre. Il s’agit, selon les termes mêmes
de l’Histoire
de la Maison de Saint-Jean
d’une « maison de refuge où puissent se retirer tous
les hommes honnêtes et pieux, laïcs ou
ecclésiastiques, chevaliers, écuyers et bourgeois
qui désireraient fuir le monde et se consacrer à
Dieu, sans cependant entrer dans un ordre
monastique. Ils devraient y vivre de leurs propres
deniers, en toute simplicité et honnêteté, etc. ».
Pourtant, cette première expérience, décevante du
fait des dissensions qui se font jour entre les
prêtres, contraint Rulman Merswin à confier la
direction de l’Ile Verte à un ordre. Ce sera l’Ordre
de Saint-Jean de Jérusalem : « La Trinité, en donnant l’Ile
Verte à l’ordre de Saint-Jean, a visé surtout
l’avantage des laïques. Cette maison est destinée,
en effet, à être un asile pour les laïcs de toutes
conditions qui désireront fuir le monde et se
convertir à Dieu. La Trinité n’a pas voulu
qu’ils se heurtassent à un genre de vie trop sévère
ou qu’ils eussent à rougir de leur nouvelle
société ; elle a donc agréé l’ordre de Saint-Jean,
ordre de laïques fondé sur la chevalerie et aussi
distingué par la noblesse que par la piété de ses
membres. »
En
1371, l’ordre de Saint-Jean prend donc possession
des lieux, et la même année, Rulman Merswin, veuf
pour la deuxième fois, s’y retire et met sa fortune
à la disposition de l’Ordre pour l’embellissement de
l’Ile Verte. Il y mène une vie humble et cachée,
selon le témoignage de ses contemporains : « A le
voir d’humeur si joyeuse et si affable envers son
prochain, nul ne soupçonna jamais qu’il fût un si
grand et si intime ami de Dieu ». Quant à la
fondation elle-même - l’Ile Verte - elle prit son
essor, grâce à la présence des chevaliers de l’Ordre
de Saint-Jean (et certainement aussi, du fait de
l’importance commerciale et intellectuelle de
Strasbourg).
En 1380, Rulman Merswin reprend
ses manuscrits et les enferme dans « une petite
armoire scellée de sa chambre ». Puis, « il se fit
construire à côté de l’église une demeure à part,
dans laquelle il vécut depuis lors dans une
réclusion absolue, sans plus en sortir ni le jour ni
la nuit, pas même pour se rendre à l’église,
puisqu’il pouvait assister de sa chambre à la
célébration de la messe ». Il meurt deux ans plus
tard.
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